La Croix et le genre

La Croix a publié le 24 octobre une tribune de Yann Raison du Cleuziou (maître de conférences en sciences politiques à Bordeaux IV et Sciences-Po) intitulée « Catholiques, n’ayez pas peur du genre! ».

Je ne m’étendrai pas sur les raisons de l’animosité de « certains catholiques », comme le dit l’auteur de cette tribune, envers les études de genre. Je n’ai pas forcément le recul ni les outils nécessaires pour analyser ces raisons; de plus, il y a quelqu’un qui le fait très bien. Il s’agit d’un jeune chercheur en histoire contemporaine, qui tient le blog « Penser le genre catholique », consacré aux questions concernant le genre « en contexte chrétien et plus spécifiquement catholique ». Je vous conseille notamment les sept (!) articles qu’il a consacrés à la querelle autour des nouveaux manuels de biologie de 1ère, qui présentent à la fois un résumé précis des faits et une analyse très pertinente et documentée.

La tribune parue dans La Croix a non seulement le mérite d’exister (une telle défense n’est pas exactement monnaie courante dans les milieux catholiques), mais aussi celui de tenter une mise au point sur le concept de genre. Son auteur exprime en effet sa « stupéfaction » devant les « confusions » qu’expriment les positions de ces fameux « certains catholiques » sur ce concept qui, comme il le rappelle, appartient au champ des sciences sociales. Sur son blog, Anthony Favier le présente ainsi:

On peut parler du genre de deux manières :
– comme un concept de sciences sociales cherchant à montrer les constructions sociales du féminin et du masculin ainsi que les attendus différenciés et hiérarchiques qu’entraînent le fait naître dans un sexe ou dans un autre,
– comme un champ de recherches qui s’est organisé de manière particulière aux Etats-Unis sous le nom de « gender studies ». Pour être juste, les gender studies c’est le nom que l’on donne à des unités de recherches ou laboratoires qui produisent des études autour de la construction sociale du féminin et du masculin.

Favier montre ensuite le décalage entre le sens précis de ce concept dans le domaine de la recherche universitaire et l’utilisation qui peut en être faite par « certains catholiques », puisqu’ils en parlent comme d’un « mot d’ordre philosophique qui soutiendrait qu’il faut occulter la nature dans l’identité humaine » et d’une « arme politique servant la subversion et faisant le jeu des « féministes » et des « homosexuels » ». Je vous renvoie à ce propos à mon article d’il y a trois semaines (« Le genre, une idéologie? »).

Pour en revenir à la tribune parue dans La Croix, elle me gêne essentiellement pour une raison: elle me paraît offrir une explication au rabais de ce qu’est le genre. L’auteur cite une définition sans en donner la référence, et cette définition est loin d’être satisfaisante:

Entendu comme « la signification culturelle que prend le sexe corporel », le « genre » est un concept forgé par les études féministes dans les années soixante pour comprendre la répartition des rôles entre homme et femmes dans la société: souvent faite au nom de la nature, elle relève tout autant de la culture d’une société à un moment donné de son histoire. Ce concept s’est révélé très fécond pour comprendre les multiples manières dont les sociétés ont interprété la différence sexuelle.

Quelques précisions d’abord: il me semble, mais des spécialistes me contrediront peut-être, que cette acception du terme gender en anglais est antérieure aux années soixante, largement fantasmées comme celles de l' »émergence » et de la montée en puissance du féminisme. L’Oxford English Dictionary cite ainsi une occurrence de ce concept dans un texte datant de 1945. Je signalerai aussi que si, effectivement, le terme gender a d’abord un sens grammatical en anglais, c’est aussi le cas en français pour genre.

La définition (sans auteur) citée dans ce passage me pose problème car elle minore largement la portée du concept de genre, comme le confirme d’ailleurs le reste de l’article. Cette définition entérine en effet une bipartition « hommes / femmes » qui serait en quelque sorte l’avatar culturel de la soi-disant bipartition « naturelle ». Or le genre ne se réduit pas à une « signification culturelle » du « sexe corporel ». Ce concept désigne des phénomènes sociaux historiques, politiques, économiques et psychologiques qui font de l’identité « femme » et de l’identité « homme » des ensembles complexes, des constructions. Elle désigne l’ensemble des significations (et non pas une seule) attachées à ces deux catégories et qui font qu’être une femme, ou être un homme, ne se réduit pas à une conformité avec une nature soi-disant féminine ou masculine.

Il s’agit effectivement d’une catégorie féconde « pour comprendre les multiples manières dont les sociétés ont interprété la différence sexuelle »; mais parler de « différence sexuelle », sans interroger cette notion, pose problème en soi. Les études de genre ont justement permis de montrer le caractère construit et réducteur de cette différence. L’auteur de la tribune répond à une critique très souvent soulevée contre le concept de genre; non, il ne vise pas à nier la « différence sexuelle »:

Aucune négation de la différence sexuelle en cela, seulement un constat: il existe deux sexes, bien identifiables physiquement, mais ensuite les cultures vont développer des discours sur ces sexes, c’est-à-dire des interprétations, des définitions des qualités des hommes et des femmes et des rôles qu’ils doivent occuper dans la société.

Voilà ce qui me gêne: M. Raison du Cleuziou prend dans les théories du genre ce qui l’arrange, ce qui lui paraît pouvoir être accepté en contexte catholique. Mais utiliser ainsi cette catégorie des sciences sociales, c’est nier son but premier: donner des clés pour comprendre la complexité et la diversité de l’humain et des identités, et interroger les catégories, les cases, et leur contenu traditionnel. L’article évoque certes l’existence des « transsexuels » (qu’il vaudrait mieux appeler « transgenres »), qui « peut surprendre », puisqu’ils sont l’illustration de la séparation possible entre ce qu’on peut appeler « sexe » et « genre »; « dresser ce constat », nous dit-on encore, « n’a rien de subversif, sauf à avoir peur du réel ». Mais cette reconnaissance (ô combien téméraire!) est aussitôt contredite par la suite de l’article, où l’on s’empresse d’admettre que

bien sûr, certains lobbys mobilisent le concept de genre pour dénoncer les modalités d’inculcation des identités sexuelles et tenter de les façonner.

L’auteur donne l’exemple de ces écoles scandinaves qui « tendent à niveler » l’éducation des filles et des garçons. Scandale! Remettre en cause la construction des identités de genre, mettre au jour les stéréotypes qui les fondent, ce serait tenter de façonner de nouvelles identités sexuelles, c’est-à-dire se substituer à Dieu. Pourquoi un tel émoi face à une éducation traitant de manière identique les filles et les garçons? On devine derrière cela, malgré les protestations de l’auteur de la tribune, la perpétuation non seulement d’une dichotomie, mais d’une inégalité qui serait fondée en nature. Cette éducation anti-sexiste constituerait « un usage idéologique (tiens tiens) des études du genre », à la « philosophie bien discutable, à la fois volontariste et individualiste, sans doute inspirée par la pensée Queer de Judith Butler ».

J’aimerais savoir comment M. Raison du Cleuziou en est venu à établir une telle frontière entre les études de genre acceptables et les autres. Pour rappel, l’adjectif queer désigne notamment une personne homosexuelle. La théorie Queer relève du champ sociologique et se fonde sur le concept de genre pour critiquer notamment l’idée d’une programmation génétique des identités et des orientations sexuelles et la norme de l’hétérosexualité perçue comme naturelle et innée (oui, je paraphrase Wikipédia). Il ne s’agit pas de la « théorie de Judith Butler », mais d’un courant des Gender studies nourri notamment des idées… de Michel Foucault et Jacques Derrida, deux intellectuels français qu’on ne saurait accuser d’être de vilaines féministes américaines.

La fin de l’article vise à montrer que le genre est bien catho-compatible: la preuve, St Thomas disait tout pareil (que Judith Butler?). Surtout, l’auteur évite soigneusement le problème de l’attitude de Rome à l’égard du genre, résumée ainsi sur Penser le genre catholique:

On peut faire l’hypothèse que depuis les années quatre-vingt s’impose dans le milieu catholique romain le sentiment répandu qu’il existe un complot idéologique cherchant à s’opposer à la famille traditionnelle et dont « l’idéologie du genre » serait le principal acteur.

La page du blog consacrée à la mobilisation de l’Eglise catholique contre le genre rappelle que dès 1995, la papauté condamnait « les interprétations douteuses fondées sur des vues répandues dans le monde selon lesquelles l’identité sexuelle peut être adaptée indéfiniment à des fins nouvelles et différentes ». Le fait est que la parole catholique dominante est une parole de protestation, voire de condamnation, qui se fonde sur des définitions hasardeuses, voire grossièrement fausses de ce que sont les études de genre. Cette tribune, en essayant d' »acclimater » le genre en contexte catholique, fait certes entendre une voix discordante, mais perpétue aussi en partie un discours de peur et de rejet, malgré l’exclamation du titre.

6 réflexions sur “La Croix et le genre

  1. J’avais vu passer cette article, et comme vous, je l’avais trouvé un peu limite. Par contre, je pense que vous êtes un peu excessive dans vos critiques.

    Certes, le genre n’a pas été inventé par des féministes, mais plutôt par des médecins, comme John Money ou Robert Stoller. Néanmoins, son succès est largement tributaire de sa réappropriation par les féministes américaine qui sont à l’origine du développement des « gender studies ».

    Quand il parle de « signification culturelle », il faut l’entendre dans l’opposition nature/culture. Je ne pense pas que ça soit une réduction, l’expression contient l’ensemble des phénomènes non-naturel. Et le genre est un outil suffisamment développé et partagé pour qu’il ne soit pas nécessaire de donner une citation pour le définir.

    Ensuite, il est normal de pouvoir critiqué une partie des thèses issus des « gender studies », toutes ne se valent pas, et toutes ne sont pas largement acceptées. Et les théories de Butler sont loin de faire consensus. Son oeuvre est considéré comme classique moins pour les réponses qu’elle donne, que pour les questions qu’elle pose. Et, même si je ne partage pas les positions de l’auteur sur Egalia, il a raison de découplé l’usage scientifique du genre, de son usage politique. La science (ce qui vaut aussi pour les sciences sociales) n’a pas à dire ce qui devrait être, mais ce qui est.

    Plus globalement, il faut tenir compte de la stratégie rhétorique de l’auteur. Il s’adresse à des catholiques, qui ne sont a priori pas très disposé à entendre son discours. Au final, au prix d’une définition un peu soft du genre et de quelques imprécisions, il réussit assez bien à faire passer l’idée de base que les différences hommes-femmes ne sont pas naturelles mais culturelles.

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    • En ce qui concerne l’opposition nature / culture, il me semble qu’elle ne va, justement, pas de soi dans le cadre des théories du genre. Je pense notamment à Judith Butler (toujours elle) qui critique, dans Gender Trouble, cette opposition que certaines théoriciennes féministes se sont réappropriée en se fondant sur l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss: le sexe serait à la nature ou au « cru » ce que le genre serait à la culture ou au « cuit ». Le sexe serait donc politiquement indéterminé et les mécanismes de transformation du sexe en genre se retrouveraient de façon invariable dans toutes les cultures, ce qui pose évidemment problème. Butler écrit (1ère partie de Gender Trouble):
      « Le concept même de sexe-en-tant-que-matière, du sexe-en-tant-qu’instrument-de-signification-culturelle est cependant une formation discursive qui sert de fondement naturalisé à la distinction nature / culture ainsi qu’aux stratégies de domination qu’entérine pareille distinction. La relation binaire entre la culture et la nature comporte une dimension hiérarchique par laquelle la culture est libre d' »imposer » un sens à la nature (…). » Elle rappelle aussi que des anthropologues ont montré que cette distinction tendait « à représenter la nature comme si elle était femelle et avait besoin d’être subordonnée à une culture invariablement représentée comme mâle, active et abstraite » (la raison et le corps sont associés au masculin et à la capacité d’agir, le corps et la nature au féminin = « état de fait silencieux », attendant se signification du sujet masculin).
      (cf. MacCormack et Strathern, Nature, Culture and Gender, Cambridge UP, NY, 1980)

      Il me semble que la remise en cause de Butler (comme beaucoup de ses critiques à l’égard des concepts féministes) a le mérite de montrer que les études féministes ont eu tendance à se réapproprier des formes discursives et des concepts sans interroger la manière dont, justement, ils perpétuaient la domination qu’elles essayaient de mettre en lumière. Evidemment, l’opposition nature/culture peut être pédagogiquement utile, mais il est important de souligner ses limites dans un cadre conceptuel un minimum rigoureux.

      En ce qui concerne la citation, ce qui me dérange, c’est qu’il cite une définition (entre guillemets et en italiques dans le texte) sans en donner la source, et s’approprie donc une pensée qui, comme je l’ai dit, pose problème. Cela me semble un manque de rigueur intellectuelle assez gênant.

      Je suis tout à fait d’accord avec vous pour dire que Butler ne fait pas consensus et que ce sont d’abord les questions qu’elle soulève qu’il faut retenir. Mais j’ai du mal à comprendre comme Raison du Cleuziou établit une frontière entre les théories du genre acceptables et les théories queer, qui résultent directement, et selon moi logiquement, des concepts et des critiques nouvelles apportés par les théoricien.ne.s du genre. Cette frontière rejoint celle qu’il pose entre le scientifique et le politique: évidemment, il faut découpler ces deux aspects, mais comme je l’expliquais dans un précédent article, on ne peut pas faire abstraction du fait que les études de genre sont fondamentalement politiques, dans la mesure où elles ne cessent d’interroger notre manière d’être et de vivre ensemble. Distinguer la théorie Queer du reste revient pour moi à la mettre du côté des soi-disant « lobbys » homosexuels qu’il ne nomme pas explicitement mais qui sont bel et bien ciblés parmi les « certains lobbys » évoqués; il suffit de lire quelques textes écrits par des catholiques sur le genre pour se rendre compte que le fantasme de ce « lobby » est omniprésent. Anthony Favier fait sur son blog un très bonne mise au point sur cette théorie du complot, dans l’article consacré aux réactions catholiques face au développement des théories du genre.

      Bien sûr, et je l’ai dit dans mon article, cette tribune a le mérite d’exister; mais la simplification qu’elle opère, même si elle a une valeur pédagogique certaine, cache pour moi des idées dérangeantes, sur les fameux « lobbys » notamment. C’est un peu « le genre expliqué aux cathos », mais version « le genre pour les nuls »… Le blog Penser le genre catholique (je n’en finis pas de le louer, mais ça vaut vraiment le coup d’aller le lire) réussit cette explication bien mieux, bien sûr avec plus de place pour le faire que les quelques colonnes d’une tribune, mais surtout parce que les concepts sont maniés de manière extrêmement claire et rigoureuse.

      (Bravo si vous m’avez suivie jusque-là, et pardon pour ce long commentaire, mais je crois qu’une mise au point était nécessaire. Merci pour vos réflexions!)

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      • Sur le font, on est d’accord, mais on apprécie de manière différente la tentative de Raison du Cleuziou. J’ai lu les billets d’Anthony Favier (je me suis arrêté au 5°), et c’est effectivement plus développé. Mais l’ensemble doit faire plusieurs dizaines de pages. Une tribune, surtout sur un sujet aussi large que « qu’est-ce que le genre ? » amène nécessairement des simplifications. De plus, face à une population (les catholiques), qui la plupart du temps n’a eu que des versions biaisées du genre (comme le montre bien Anthony Favier), faire une version « le genre pour les nuls » est ce qui me semble le plus efficace pour faire passer quelques idées.

        Sur la distinction nature/culture, je serais moins critique que vous. Tout d’abord, parce que la définition du genre comme sexe social est largement admise (au moins dans les sciences sociales). Ensuite, si l’on met de côté la théorie de Butler (le genre fonde le sexe, pour aller vite), je suis pas sur que cette distinction est en soi sexiste. C’est plus l’usage qu’on fait de la distinction en rangeant les femmes du côté de la nature, et les hommes dans la culture, qui est sexiste.

        Enfin sur queer studies, je suis entièrement d’accord pour noter leur filiation avec les gender studies. Par contre, elles ont une place très clairement minoritaire par rapport à ces dernières. Pour ce que je connais, la sociologie, vous trouverez beaucoup, y compris de nombreux ne relevant pas des études sur le genre à proprement parlé, qui utilisent le concept de genre pour comprendre les différences hommes-femmes. La référence au queer est anecdotique en dehors des travaux directement liés aux queer studies. Je pense que ça explique en partie son découpage, en plus du fait qu’il est loin d’être un spécialiste des questions de genre, et qu’il connait peut-être mal les développements de la théorie queer, en dehors de quelques grands ouvrages de Butler.

        Au final, à mon sens, si cette tribune a permis à quelques lecteurs de rompre l’image qu’ils avaient de la « théorie du gender » (comme ils disent), je pense que l’objectif est atteint.

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