Ce qui me frappe peut-être le plus avec le genre, c’est la façon dont les représentations du féminin et du masculin sont disséminées dans presque chaque élément de notre vie quotidienne. Il ne s’agit pas d’être obsédé et de chercher du sexisme partout, mais d’être attentif aux représentations véhiculées par le langage, verbal ou visuel, et à la façon dont, mises bout à bout, ces représentations constituent un discours sur ce que nous sommes et ce que nous devrions être.
L’autre jour, à la radio, de bon matin, on discutait présidentielles et sondages. Le journaliste expliquait (comme on nous l’explique depuis des mois) que Marine Le Pen arriverait à la troisième place; elle ferait donc office « de troisième homme, si je puis dire ». Le ridicule de cette appellation saute aux yeux; personne n’oserait, je pense, arguer qu' »homme » a ici le sens d' »humain ». Alors qu’on parle de plus en plus d' »hommes et de femmes politiques » (comme Xavier Bertrand dans un discours récent, où il parlait aussi du bon sens du chef de famille), cette expression tellement cliché du vocabulaire politique semble résister à la féminisation. On considère donc qu’on peut parler de « troisième homme » même quand une femme figure dans ce trio; combien de fois, en 2007, a-t-on entendu parler de François Bayrou comme du « troisième homme »? Pourtant, le « deuxième homme » était une femme. Cela ne pose pas problème dans ce sens, car, on le sait, la langue tend toujours vers la prévalence du masculin (je n’invente rien, c’est une règle de grammaire, non? le masculin l’emporte). Mais imaginons que l’on féminise l’expression: Marine Le Pen est une femme (jusque-là vous me suivez?), il faudrait donc parler de « la troisième femme ». On voit tout de suite que ça bloque. Le journaliste a certes perçu l’incongruité de l’expression, sans que cela l’empêche de l’utiliser: comme s’il s’agissait d’une catégorie essentielle de l’analyse politique, on s’accroche au « troisième homme », au mépris de la logique.
Au passage, sur la même radio, j’ai aussi entendu une publicité pour la complémentaire Préfon, où une femme s’inquiétait pour les retraites du couple et où son mari la rassurait en lui annonçant qu’ils avaient souscrit une complémentaire Préfon retraite, ce qu’apparemment il n’avait pas jugé bon de lui annoncer plus tôt, et en quoi c’était bon pour eux.
Je prépare cette année l’agrégation de lettres modernes et je suis donc amenée, contre mon gré, à fréquenter assidûment certains manuels de grammaire. Depuis que je suis sensibilisée au genre, je suis frappée notamment par une caractéristique de la grammaire française: on considère généralement le masculin singulier comme la forme de base, non marquée, présentant une sorte de neutralité. Prenons l’adjectif fier: à cette forme de base se rajouteraient des marques de genre et de nombre: le s du masculin pluriel (fiers), le e du féminin singulier (fière), le e et le s du féminin pluriel (fières). Pourtant, vous avez certainement appris à l’école que les adverbes de manière en -ment se formaient à partir de l’adjectif correspondant; or c’est la forme du féminin de l’adjectif qui sert de base à l’adverbe: fièrement (et non fierment).
Au-delà de ces considérations purement grammaticales, le principe selon lequel le masculin constituerait la forme non marquée et donc la base de la langue a au moins une conséquence importante dans les manuels de grammaire: la plupart des exemples sont au masculin. La seule grammaire que je connaisse utilisant régulièrement des exemples au féminin a été écrite par deux femmes. En se reportant à une grammaire, on tombe donc, mettons 9 fois sur 10, sur un exemple au masculin: Paul a fait ceci, Jacques a donné cela à Pierre. L’image produite par ces grammaires est donc celle d’un monde essentiellement masculin.
Certain.e.s d’entre vous trouveront peut-être ces considérations futiles. Mais cette représentation est souvent corrélée par la nature même des exemples donnés. Ainsi, le jour où j’ai entendu qualifier Marine Le Pen de « troisième homme », en étudiant avec passion la notion de datif en français, je suis tombée sur ces deux exemples, qui se suivaient; certes, ils font figurer des femmes:
Sa femme lui a mijoté un bon coq au riesling.
Il m’a encore sali son blouson (dit par la mère qui sait qu’elle devra nettoyer le blouson [précision des auteurs]).
Inutile de dire que j’ai bondi. Et comme ce n’était vraiment pas ma journée, ce n’était pas fini. Notre professeur d’ancien français nous a envoyé une fiche de vocabulaire sur plusieurs vocables regroupés sous l’appellation d' »êtres humains ». Quelle ne fut pourtant pas ma surprise en découvrant que les êtres humains en question avaient, pour seul point commun, le fait d’appartenir à la gent masculine: il y était question de chevaliers, de clercs, de barons… Il me semble pourtant que même au Moyen Age, les femmes étaient comptées parmi les êtres humains.
Peut-être serait-il utile de rappeler à tous ces professeurs et grammairiens, comme l’ont fait les féministes du MLF dans les années 70, que la moitié des hommes sont des femmes.
Dans son livre Le sexe des mots (1989), la linguiste Marina Yaguello explore, sous forme de lexique, « les mécanismes linguistiques et les motivations sociales qui décident du genre des mots » (dixit la quatrième de couverture). Dans l’article « femme », elle se penche sur la façon dont la femme est définie dans les dictionnaires. Je lui laisserai le mot de la fin, et répéterai juste ceci: ne cessez jamais de vous interroger sur ce qui paraît le plus évident, et la langue en fait partie…
« Que peut bien dire un dictionnaire du mot femme? La définition en est simple et sans équivoque, semble-t-il. On a vite fait de définir la femme en termes biologiques comme « représentante du sexe qui porte les enfants ». Le mot femme n’a pas comme le mot homme deux sens fondamentalement différents. (…) pour l’essentiel, les dictionnaires remplissent l’article femme avec des citations et des renvois associatifs. Plutôt que sur le sens d’un mot courant et connu de tous, les dictionnaires nous renseignent sur les connotations qui s’y rattachent, sur les associations d’idées qu’il provoque. L’image qui se dégage à la lecture d’un article de dictionnaire consacré au mot femme est extraordinairement négative. On sort manifestement du cadre d’un « dictionnaire de langue » pour entrer dans l’idéologie. Citons à titre d’exemple quelques renvois analogiques pris dans le Grand Robert: âme, intuition, instinct maternel, dévouement, goût de la parure, coquetterie, mode, robes, toilettes, pudeur, curiosité, légèreté, inconstance, songes, caprices, humeurs, folies, jalousie, perfidie, traîtrise, sexe volage, fragilité, faiblesse, beauté, charme, chic, éclat, élégance, féminité, fleur, grâce, séduction, trésor. A la rubrique « compagne de l’homme » (au fait, définit-on l’homme comme « compagnon de la femme »?) est donnée comme une kyrielle de « synonymes » plus ou moins argotiques et qui, tous peuvent prendre le sens de « putain »: donzelle, femelle, frangine, gigolette, gonzesse, (…), poule, soeur, souris, volaille. (…) Puis vient « femme d’aspect viril »: dragon, gendarme, hommasse, virago, etc., la « femme active » est réduite à quelques métiers bien féminins. Mesdames et Messieurs les Rédacteurs de dictionnaires, révisez-nous vite l’article femme. »
Petit cours de grammaire : le masculin neutralise. Il ne fait pas « une sorte de neutre ». Il neutralise.
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Ah oui? Et vous pouvez aller plus loin? Ce n’est pas un cours, ça, c’est une assertion que j’aimerais voir appuyée par un raisonnement. C’est effectivement démontrable, et c’est effectivement la doxa, je suis bien placée pour le savoir: au cas où vous ne l’auriez pas saisi, je n’ai pas besoin de cours de grammaire. Je sais comment fonctionnent les genres grammaticaux, et je sais qu’on explique ce fonctionnement, notamment, par une tension vers le neutre. Seulement, puisque vous avez des prétentions grammaticales, vous savez certainement que le neutre n’est pas une catégorie de la grammaire française. En outre, vous ne faites que reformuler la règle de base qu’on a tous apprise à l’école: le masculin l’emporte. La question que je pose, c’est: pourquoi? Et la réponse a, au moins en partie, à voir avec l’idéologie. Au XVIIème siècle, à l’époque où les règles de la grammaire française se sont pour l’essentiel fixées, le père Bouhours (lui-même grammairien) a justifié cette règle ainsi: « lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte. » Ce qui m’intéresse, c’est de revenir aux fondements de cette assertion-là.
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Madame, je ne suis pas surpris, que vous venez de ces conclusions. La pratique de la langue démontre une réalité de la vie. C’est très difficile pour nous femmes de admettre que nous sommes les serves de l’homme.On vit encore dans la vassalité, bien codifié dans la loi, d’une façon dissimulée, pour que les féministes ne découvrent pas cette situation humiliante. On vit dans un monde patriarcal, ou l’homme est la norme. Uniquement l’homme a son statut d’indépendance juridique-économique à l’opposé de la femme, qui perd tout suite ce statut, quand elle se met en couple. Permettez- moi de vous donner un exemple: Pour l’état l’agriculteur est un entrepreneur, tributaire aux impôts. Sa femme est agricultrice. Elle ne paie pas des taxes, sauf si elle a un partenariat/coopération avec son homme. Sans contrat elle est automatiquement considérée comme la vassale de son homme. Cette éventualité trouve sa racine juridique dans la loi du mariage. Plutôt dans le systématique des lois, que dans les sens littéral des articles pour éviter des difficultés avec les égalitaristes. La femme d’un agriculteur n’ a pas droit à une retraite. Elle est inactive aux termes économiques. Un homme est toujours actif, même comme chômeur il appartient à la population active.
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Notre société est basée sur des assertions et des fictions pour légitimer le pouvoir, actuellement profondément masculin. C’est évident que le masculin dans la langue emporte. C’est évident que le genre du masculin soit considéré comme noble, justifié par grammairien père Bouhours au XVIIème siècle, à l’époque où les règles de la grammaire française se sont pour l’essentiel fixées. La noblesse est une création de l’homme. Pour garder ce statut de noblesse, l’homme a besoin des lois écrites, parce que cette noblesse ne va pas de soi. La langue maternelle s’insurge avec le lait maternel où même plutôt dans l’utérus. La maternité est l’origine de l’humanité. La paternité, en revanche, est une assertion. Elle a besoin des lois écrites pour être exercer. (En effet, l’enfant s’enfiche complètement de la légitimité de ses parents. La simple présence du père ou autre lui suffit) Raison pour enfermer la femme dans le bourqa et/ou des lois, actuellement encore bien présent dans le Code Civil, par excellence dans le droit matrimonial, l’endroit de rencontre des deux sexes dans le droit. L’écriture elle-même est un instrument pour soumettre l’autre. Ce fameux 1%, le sommet absolu de nos dirigeants, se sert des lois écrites et non-écrites pour soumettre le 99%. L’ignorance totale de notre droit ainsi que l’ignorance de l’histoire de droit complètent le système patriarcal. Nous aurons besoin de l’instrument qui est la parole écrite, pour remédier à ce déséquilibre. Supprimer toutes les traces de la suprématie masculine dans nos langues, n’est pas à l’intérêt des femmes. Il ne faut pas effacer des caractéristiques de notre soumission, toute en laissant intacte la soumission elle-même.
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S’interroger sur les relations de genre dans tous les domaines, ici dans la langue, c’est justement un des moyens de la lutte contre les formes de domination. Et il n’est pas question de supprimer les conséquences, évidemment, sans s’attaquer aux causes… Le problème, c’est que les conséquences sont soit ignorées, soit banalisées, et qu’il s’agit donc de pousser les gens à ne pas prendre pour acquis l’état de fait de la société actuelle, à s’interroger sur les causes de ce qui paraît le plus évident et remettre en cause, justement, ces évidences.
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Bonjour, Un ami vient de me renvoyer à votre site et je vois que vous préparez l’agrégation.
Bonne chance d’abord! Et puissiez-vous l’avoir en effet pour vous sentir peut-être le droit de présenter la langue française selon son histoire notamment à propos du genre.
Quand le premier commentateur parle de « neutraliser », hélas! c’est bien ça, c’est-à-dire « empêcher d’agir ». Et c’est ce qui se passe en effet. Et c’est à l’académie que Richelieu a confié le pouvoir de neutraliser le féminin. C’est comme ça que Vaugelas et consort ont imposé la règle du masculin qui « l’emporte ». Or quand on décide qu’un élément de la langue l’emporte sur l’autre c’est qu’implicitement on a déterminé qu’il y avait guerre !
Je travaille depuis 2002 là-dessus, c’est-à-dire sur le genre dans la langue française. Je vous renvoie à mon premier article à ce propos qui est visible je crois sur Internet dans l’ouvrage « L’Imaginaire linguistique » à l’Harmattan. Pour ce qui est de « homme » si l’on garde en effet le sens générique, je propose que l’on revienne au sens premier et que l’on puisse dire « une homme », ou bien en effet, il faut en finir avec ce mot dans un sens générique. Car même pour l’exemple que vous citez: « les hommes sont mortels » c’est une traduction du grec qui emploie anthropos. Or, anthropos c’est aussi bien les femmes que les hommes. En ce cas nous pourrions traduire par « Les hommes sont mortel.les ». Et, en plus, en le disant comme ça, ça réactive d’autres sens n’est-ce pas ?
Ma deuxième proposition, beaucoup plus sérieuse celle-là, est d’enseigner les deux pôles du genre: pôle arbitraire et pôle motivé. Là je vous renvoie à un autre article pas encore visible hélas sur Internet parce que paru trop récemment, intitulé « Sexe et genre en français » dans la revue La Linguistique vol. 46, 2010-1, aux PUF (mais consultable en bibliothèque universitaire et certaines autres aussi).
Enfin, il a fallu que je m’inscrive en doctorat de Sciences de l’Information et de la Communication pour me donner les moyens d’agir. Mon titre prévu est Femmes, hommes et parité communicationnelle. Et puis, comme il faut agir vraiment, je me lance dans une candidature à la présidentielle. Ce fameux soi-disant « générique » du masculin est une aberration qui empêche les femmes d’être non seulement reconnues mais surtout non investies dans toute la sphère publique, avec un mépris pour elle-même qu’elles ont intégré bien souvent autant sinon plus parfois que les hommes. Sinon, elle ne le transmettrait pas de la sorte, y compris de façon inconsciente.
Enfin, puisque vous êtes sans doute dans l’enseignement ou bien que vous vous destinez à cela, n’oubliez pas le terme « épicène ». Si vous le souhaitez, je vous envoie les deux articles que je suis en train de corriger, l’un qui doit paraître dans Lexis mélanges, justement en direction des lexicographes qui s’occupent donc des dictionnaires et un autre intitulé « L’homme et son genre » pour la revue La Linguistique.
Comme les corrections que je dois y apporter pour faire plaisir à un point de vue dominant, vont me prendre du temps, je puis vous envoyer ces articles dans leur état non définitif mais qui pourront vous donner des éléments à partir desquels, si vous le souhaitez, nous pourrions engager une discussion sur des points de détail.
Encore bonne chance !
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