L’évidence, pour un locuteur ou une locutrice français.e, de la répartition binaire du masculin et du féminin dans la langue, occulte le fait que ce fonctionnement, si fondamental, ne caractérise pas toutes les langues. En allemand cohabitent les catégories de féminin, de masculin et de neutre, comme c’était le cas en grec et en latin. Mais certaines langues ne connaissent pas la catégorie du genre (bien que des oppositions puissent être marquées par des pronoms): c’est le cas du basque, du finnois, de l’estonien, du hongrois… Le polonais, lui, en connaît cinq: masculin personnel, masculin animé impersonnel, masculin inanimé, féminin, neutre. (source: Wikipédia)
Pourtant, l’évidence de cette bipartition en français fait écho à l’observation la plus basique de la répartition des êtres animés entre mâles et femelles. Si bien qu’en français, la corrélation entre les deux semble évidente, malgré le caractère largement arbitraire du genre grammatical des inanimés (pourquoi dit-on une table, pourquoi un arbre). Mais le genre grammatical n’est pas une constante linguistique universelle, alors que l’observation de la distinction entre féminin et masculin chez les êtres animés l’est; en outre, pour l’anthropologue Françoise Héritier, cette observation est toujours corrélée à une mise en exergue des différences entre les sexes. Les caractéristiques attribuées à l’un ou l’autre sexe (c’est-à-dire le genre, au sens social cette fois du terme) varient selon les cultures, mais pour Françoise Héritier,
partout, de tout temps et en tout lieu, le masculin est considéré comme supérieur au féminin. (La plus belle histoire des femmes, p. 21)
Elle appelle cela « la valence différentielle des sexes », ce qui signifie tout simplement que les deux sexes n’ont pas la même valeur, et qu’il existe donc entre eux une hiérarchie claire et toujours orientée dans le même sens. J’essaierai de montrer en quoi cette différence exacerbée peut se retrouver dans le fonctionnement du genre grammatical, et en particulier du genre lexical, c’est-à-dire celui qui concerne les mots (acteur / actrice, par exemple, ou encore expert / experte).
Dans La plus belle histoire des femmes (avec Michelle Perrot, Sylviane Agacinski, Nicole Bacharan – Seuil, 2011), François Héritier entreprend d’expliquer la dissymétrie qu’elle observe « partout, de tout temps et en tout lieu » à partir de modes de pensée et de représentation du monde qui se seraient fixés dans le paléolithique et se seraient traduit par cette constante qu’est la supériorité du masculin sur le féminin. Sa réflexion se fonde sur les travaux de Claude Lévi-Strauss. Il n’est pas question pour moi ici de discuter de la pertinence des théories de Lévi-Strauss (ni de François Héritier): j’en serais bien incapable, ne connaissant rien à l’anthropologie. Je me contenterai d’y voir une explication possible de la « valence différentielle des sexes ». Pour une lecture queer de Lévi-Strauss, et une critique du « domaine prédiscursif dans lequel on pose la dualité du sexe », cf. Butler, Trouble dans le genre, chapitre 2 sur Lévi-Strauss et le structuralisme.
F. Héritier observe que, pour que la « théorie de l’alliance » fonctionne, il manque une présupposé fondamental, qui semble être un impensé des travaux de Lévi-Strauss: pour que les hommes décident d’échanger entre eux les femmes, c’est-à-dire d’attribuer leurs filles et leurs soeurs à d’autres hommes comme monnaie d’échange, « il fallait déjà qu’ils s’en sentent le droit »:
Cette forme de contrat entre hommes, l’expérience ethnologique nous la montre partout à l’oeuvre. Sous toutes les latitudes, dans des groupes très différents les uns des autres, nous voyons des hommes qui échangent des femmes, et non l’inverse. Nous ne voyons jamais des femmes qui échangent des hommes, ni non plus des groupes mixtes, hommes et femmes, qui échangent entre eux des hommes et des femmes. Non, seuls, les hommes ont ce droit, et ils l’ont partout. C’est ce qui me fait dire que la valence différentielle des sexes existait déjà dès le paléolithique, dès les débuts de l’humanité. (p. 24)
La possibilité de s’arroger le droit d’échanger les femmes pour garantir le bon fonctionnement de la communauté repose donc sur l’exacerbation de la différence entre les sexes, traduite en termes de supériorité et d’infériorité. L’observation la plus rudimentaire du monde livre l’évidence de cette différence anatomique et physiologique:
La plus importante des constantes, celle qui parcours tout le monde animal, dont l’homme fait partie, c’est la différence des sexes. (…) Je crois que la pensée humaine s’est organisée à partir de cette constatation: il existe de l’identique et du différent. Toutes les choses vont ensuite être analysées et classées entre ces deux rubriques (…). Voilà comment pense l’humanité, on n’a pas observé de sociétés qui ne souscrivent pas à cette règle. Dans toutes les langues il y a des catégories binaires, qui opposent le chaud et le froid, le sec et l’humide, le dur et le mou, le haut et le bas, l’actif et le passif, le sain et le malsain… (p. 25-26)
Or dans toutes les langues, explique F. Héritier, ces catégories binaires sont rattachées aux deux catégories formant l’opposition fondamentale: le masculin ou le féminin. Ainsi, dans la pensée grecque comme dans beaucoup de sociétés traditionnelles, le chaud et le sec sont rapportés au masculin, le froid et l’humide au féminin (pour la raison que les femmes perdent régulièrement le sang; la vie est mobilité et chaleur, et l’homme ne perd pas son sang, il est donc du côté du chaud et du sec). Or l’opposition entre ces catégories binaires ne se fixe jamais sans hiérarchie: il y a toujours une catégorie positive et une autre négative.
L’observation ethnologique nous montre que le positif est toujours du côté du masculin, et le négatif du côté du féminin. Cela ne dépend pas de la catégorie elle-même: les mêmes qualités ne sont pas valorisées de la même manière sous toutes les latitudes. Non, cela dépend de son affectation au sexe masculin ou au sexe féminin. (…) Par exemple, chez nous, en Occident, « actif » (…) est valorisé, et donc associé au masculin, alors que « passif », moins apprécié, est associé au féminin. En Inde, c’est le contraire: la passivité est le signe de la sérénité (…). La passivité ici est masculine et elle est valorisée, l’activité – vue comme toujours un peu désordonnée – est féminine et elle est dévalorisée. (p. 27)
Deux conséquences au moins s’imposent alors à nous.
D’abord, l’enracinement de cette opposition fondamentale entre le féminin et le masculin conditionne notre façon de nous représenter le monde, et ce conditionnement est culturel, il dépend des valeurs qui régissent telle ou telle société. C’est là ce qu’on appelle le genre.
Ensuite, la langue reflète cette opposition et la conforte en même temps, en véhiculant tout un système de représentations binaires et, parfois, en distinguant dans sa grammaire même le masculin et le féminin. Les règles établies à partir de cette répartition du masculin et du féminin dans la langue, et notamment la règle, fondamentale pour le français moderne, selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin, demande donc à être interrogée afin de ne pas survaloriser, délibérément ou naïvement, le caractère arbitraire de cette répartition. Imaginons une pièce remplie de femmes, à une exception masculine près: selon les règles du français, l’on est censé s’adresser aux personnes présentes en utilisant le masculin pluriel. Au lieu de se contenter de stipuler que le masculin neutralise l’opposition de genre (à quel titre?), il faut interroger une règle qui, par définition, n’a rien de naturel, et ne pas occulter le fait que la langue est, et est seulement, une construction sociale, véhicule inconscient de représentations collectives.
Pour aller plus loin:
F. Héritier, La différence des sexes, Bayard/Les Petites Conférences, 2010.
Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996, 2008.
Masculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Odile Jacob, 2002, 2008.
+ Une vidéo sur les clichés concernant les femmes et contre lesquels elle entend lutter par son travail d’anthropologue.
C. Delphy, Classer, dominer. Qui sont les « autres »?, La Fabrique, 2008.
A propos du genre des mots, j’ai appris quelque chose d’intéressant aux États-Unis (c’est sûrement également le cas en Grande-Bretagne).
Alors qu’en France, beaucoup se battent pour faire reconnaître les féminins de tous les métiers (madame LA ministre, une professeurE, etc…), les féministes américaines essayent au contraire de combattre la féminisation de certains noms, parce que cette féminisation est spécificatrice et donc dégradante selon elles (elles préféreront donc dire « an actor » pour une femme actrice).
Cette différence viendrait d’un rapport autre à la langue. Comme le français possède des genres pour tous les noms, et n’a pas de neutre, renoncer au genre féminin, c’est masculiniser un métier. Au contraire, en anglais, il y a un neutre, et la différence masculin/féminin ne s’entend pas dans le pronom. Spécifier qu’il s’agit d’une femme qui exerce un métier, c’est donc surenchérir.
Cela dit, ça se discute (pourquoi féminiser un nom serait-il forcément dégradant? Le neutre des métiers est-il tellement neutre en anglais? Et puis en français aussi, certains disent que la féminisation est « moche », etc…)
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Jessica, je t’aime! Tu viens d’apporter de l’eau au moulin de mon projet de thèse (qu’il faut toujours que je t’explique d’ailleurs). Je vais aborder plus spécifiquement la question du genre grammatical dans mon prochain post, j’essaierai d’y intégrer l’anglais. Merci 🙂
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