Masculin/Féminin (2)

Je parlais la semaine dernière du rapport que l’on peut établir entre le masculin et le féminin dans la réalité d’une part, et dans la langue d’autre part. Mon objectif était de montrer que les outils que nous avons à notre disposition pour mettre des mots sur la réalité ne peuvent jamais être considérés comme neutres ou comme « naturels »: ils sont forcément, eux-mêmes, le reflet d’une construction sociale de cette même « réalité ».

On peut voir un exemple de ce lien de dépendance réciproque avec l’histoire du mot mer, telle que la décrit la linguiste Marina Yaguello (Le sexe des mots, Belfond, 1989). Celle-ci rappelle que le mot français est hérité du latin mare, qui était neutre (le latin comptait trois genres grammaticaux: féminin, masculin et neutre). Le français a donc conservé un mot latin en en changeant le genre lexical: rien d’étonnant à cela, le neutre ayant disparu dès l’époque latine. Le français, lui, ne conserve pour les noms que deux genres, le féminin et le masculin. Cependant, le passage du neutre au féminin est original, étant donné que la plupart des mots neutres se sont alignés sur le masculin lorsque ce genre lexical s’est réduit pour ensuite disparaître. Le français la mer (attesté depuis le XIème siècle) constitue une exception d’autant plus notable que les autres langues romanes ayant hérité de mare en ont fait un masculin. M. Yaguello souligne que mer et jument sont les seuls neutres latins à être devenus directement féminins en français.

Les grammairiens J. Damourette et E. Pichon (Des mots à la pensée, D’Artrey, 1911-1927) expliquaient ainsi cette exception:

Il semble difficile d’expliquer cette modification autrement que par des besoins métaphoriques conformes à l’esprit national (sic), la mer ayant été conçue par nos ancêtres, de même que par nous, comme quelque chose de féminin. La mer est d’aspect changeant comme une femme, journalière [= elle change d’aspect tous les jours], d’humeur mobile comme une jolie capricieuse, attirante et dangereuse comme une beauté perfide (…) elle est l’amante et la meurtrière du marin… (cité par M. Yaguello, p. 114)

Comme le fait remarquer M. Yaguello, « tous les stéréotypes y sont ». Cette association se fait généralement avec l’eau (elle aussi relevant du genre féminin), cet élément s’opposant au feu. Dans le passage suivant, pour parler de la Seine et de la navigation en eau douce en général, c’est le féminin rivière, et non le masculin fleuve, que choisit Maupassant dans la nouvelle « Sur l’eau »:

La terre est bornée pour le pêcheur, et dans l’ombre, quand il n’y a pas de lune, la rivière est illimitée. Un marin n’éprouve point la même chose pour la mer. Elle est souvent dure et méchante, c’est vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est loyale, la grande mer; tandis que la rivière est silencieuse et perfide. Elle ne gronde pas, elle coule toujours sans bruit, et ce mouvement éternel de l’eau qui coule est plus effrayant pour moi que les hautes vagues de l’Océan.

Dans ce passage où la personnalisation de la mer et de la rivière est évidente, la « perfidie » de cette dernière s’oppose à la loyauté de la mer et des « hautes vagues de l’Océan« .

Le genre féminin est ainsi support de rêverie et de représentations dictées par une certaine image de la féminité, que l’on retrouve dans toute l’histoire de la littérature, de manière positive ou négative. Et l’on peut se demander si, comme le pensaient Damourette et Pichon, l’association entre l’eau et le féminin préexiste à la formation du français et commande la fixation du mot mer comme féminin, ou si la langue ne fait que favoriser cette association de manière fortuite. Le caractère exceptionnel de l’histoire de ce mot inviterait à préférer la première solution.

L’histoire de la langue fournit ainsi quelques exemples intéressants de basculement d’un genre lexical à un autre. L’usage a longtemps hésité entre le féminin et le masculin pour le mot aigle, masculin en français moderne. Ce mot proviendrait soit du latin aquila, qui est féminin, soit de l’ancien provençal aigla, féminin lui aussi. Il est employé au masculin et au féminin en ancien français, très souvent au féminin au XVIème siècle; au XVIIème, il est déclaré de genre masculin quand il signifie « grand oiseau de proie diurne », et n’est alors plus employé au féminin que pour désigner l’aigle femelle. Ce qui n’empêche pas La Fontaine d’écrire:

L’aigle, reine des airs, avec Margot la Pie / Différentes d’humeur, de langage et d’esprit (Fables, « L’aigle et la pie).

Le Trésor de la Lange Française informatisé suggère que cette fixation, contraire à l’usage majoritaire du siècle précédent, serait liée au fait que les noms d’autres oiseaux de proie sont masculins: faucon, épervier. Cependant ce n’est pas le cas de tous les oiseaux de proie, comme le prouvent la buse ou les divers types de chouettes… D’ailleurs, la terminaison par un -e muet commande souvent l’utilisation du genre féminin. M. Yaguello propose une explication plus satisfaisante:

il est probable que cet oiseau a été perçu comme symbolisant des vertus mâles plutôt que féminines; cela a suffi à inverser son genre malgré la présence de -e muet. L’aigle, « roi des oiseaux », est ainsi devenu symbole impérial.

Pourtant il semble que le genre féminin n’empêcha pas les Romains d’utiliser l’aigle comme symbole pour leurs armées. Napoléon reprit ce symbole, qui forme un couple intéressant avec celui des abeilles, symboles d’immortalité et de résurrection. L’aigle est de nos jours l’emblème de nombreux pays, notamment l’Allemagne et les Etats-Unis, et il ne fait nul doute qu’il représente un symbole de virilité.

Pour aller plus loin:

C. Michard, Le sexe en linguistique. I: Sémantique ou zoologie?, L’Harmattan, Bibliothèque du féminisme, 2001. (Exposition des principales théories concernant le genre lexical et grammatical des années 1920 aux années 1970)

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