Ils parlent, elles parlottent

Le titre de ce billet est tiré d’une création sonore de l’artiste Louise Bourgeois.

Deux lectures m’ont donné l’idée du billet de cette semaine. D’abord, un livre que je vous conseille: Les mots et les femmes, de Marina Yaguello (Petite Bibliothèque Payot, [1978] 2006). Bien qu’écrit par une linguiste (dont j’ai déjà eu l’occasion de citer les travaux sur ce blog), il présente sous une forme vulgarisée, abordable et agréable à lire, les résultats (qui commencent malheureusement à être datés) d’études sociolinguistiques menées sur les femmes et le langage.

Ensuite, un article passionnant sur le blog Antisexisme, qui inaugure une nouvelle série consacrée aux « attributs du pouvoir et [à] leur confiscation aux femmes ». Cet article s’intitule « L’occupation de l’espace » et s’interroge sur le rapport à l’espace selon le genre. Comme toujours sur ce blog, il est extrêmement bien documenté et analyse de façon convaincante un phénomène que nombre d’entre nous, les femmes en particulier, observent au quotidien: les hommes ont tendance non seulement à occuper plus d’espace que les femmes, mais à empiéter sur l’espace de ces dernières (ah, les mecs qui ne peuvent pas s’asseoir autrement dans le métro qu’en ouvrant bien grand les jambes…). L’auteure du blog relie ce phénomène aux relations dominants/dominé.es. En relisant l’article, je m’aperçois qu’elle prévoit un second volet sur la parole, j’attends donc avec impatience la suite.

Le lien entre ces deux lectures réside dans la notion d’« attribut du pouvoir ». Marina Yaguello évoque dans le troisième chapitre « la parole en tant que forme d’action » et le rapport différencié qu’entretiennent vis-à-vis d’elle les hommes et les femmes. Elle réussit assez bien, tout au long de la première partie, à montrer les différences dans l’usage de la parole par les hommes et les femmes tout en soulignant toujours que ces différences sont d’ordre culturel. Le stéréotype le plus répandu à propos de la parole féminine est celui de la femme bavarde, dont la parole, abondante mais futile, ne fait pas le poids face à celle, raisonnée et pesée, des hommes. La linguiste montre de façon stupéfiante à quel point ce stéréotype est répandu dans le monde, en citant des proverbes de multiples pays. Voici ce que nous dit la « sagesse populaire » (je reprends les proverbes cités par Yaguello):

« La langue des femmes est comme une épée, elles ne la laissent jamais rouiller. » (Chine)
« La femme qui se tait vaut mieux que celle qui parle. » (latin)
« C’est un don de Dieu qu’une femme silencieuse. » (Bible)
« Le silence est le plus beau bijou d’une femme mais elle le porte rarement. » (Angleterre)
« Les paroles de l’hommes sont comme la flèche qui va droit au but, celles de la femme ressemblent à l’éventail brisé. » (Chine)
« Les hommes parlent (hablar), les femmes jactent (platicar). » (Espagne) etc. (p. 61-62)

La récurrence de ce stéréotype vient à l’appui de l’idée que la bavardise des femmes serait un trait naturel et universellement partagé. La lecture de ces pages m’a d’ailleurs rappelé une scène d’un film que j’aime beaucoup, Omoide Poroporo (à partir de 31’37 – dans cette scène, l’héroïne, Taeko, vient d’apprendre qu’elle a la possibilité de jouer dans une pièce de théâtre. Elle s’enthousiasme, comme sa mère, sa grand-mère et ses soeurs, à l’idée de devenir une actrice):

Pourtant, comme le souligne M. Yaguello, il existe des sociétés où ce sont au contraire les hommes qui sont considérés comme bavards et cancaniers. Qu’importe, la puissance du stéréotype et la confiance dans les proverbes comme expressions de la sagesse populaire, donc impossibles à contredire, garantissent de beaux jours à cette idée. Si l’on refuse l’explication innéiste (le bavardage serait une caractéristique d’une soi-disant « nature féminine), il faut s’interroger sur les raisons d’une telle différence entre parole masculine et parole féminine, et sur l’effet produit par chacune d’elles. Pour M. Yaguello,

s’il est vrai que la femme, souvent, se réfugie dans le bavardage « futile », c’est qu’elle n’a pas accès à autre chose. La logorrhée est une manifestation d’impuissance, c’est parler pour parler. Tout se passe alors comme si l’excès de paroles, le bavardage, devenait un substitut de pouvoir, une compensation à l’absence de pouvoir. (…) La maîtrise de la parole, de la parole signifiante, assertive, fonctionnelle, est (…) un instrument d’oppression mâle comme elle est l’instrument d’oppression de la classe dominante. (p. 63)

Même si cette interprétation est contestable, elle met en valeur le fait qu’il s’agit bien ici de pouvoir et de domination. Comment expliquer autrement que les femmes se soient vues interdire, pendant des siècles, le droit à la parole publique, voire même le droit à la parole tout court? L’ouvrage de M. Yaguello s’ouvre sur cette citation biblique:

Je ne permets pas à la femme d’enseigner ni de dominer l’homme; qu’elle se tienne donc en silence.
(Première Epître à Timothée, II)

La peur qu’inspirent les femmes va jusqu’à leur refuser le droit à la parole, ce qui est aussi une façon explicite de reconnaître que parole = pouvoir. Seul le silence des femmes peut, apparemment, garantir leur asservissement; le silence, ou une parole vide de sens, du point de vue des dominants du moins, une parole de peu, méprisable, futile, en un mot: féminine. La parole savante et sensée, la parole technique, informée, serait l’apanage des hommes. Cette situation a été facilitée pendant des siècles par le refus de laisser les femmes avoir accès à l’éducation: peu de risque, dès lors, qu’elles transgressent les frontières du genre et se mettent à parler comme des hommes ou, du moins, de sujets masculins.

Frédéric Pagès se penche, dans un essai souvent éclairant, sur cette question: pourquoi n’y a-t-il pas, ou si peu, de femmes philosophes avant l’époque contemporaine? La réponse se trouve dans le titre: Philosopher ou l’art de clouer le bec aux femmes (Mille et une nuits, 2006), ou une manière parmi d’autres de les exclure du champ du pouvoir en érigeant des murailles autour des domaines soi-disant réservés aux hommes.

Comme dans beaucoup de domaines, cette exclusion ne pourrait fonctionner si ces stéréotypes sur le genre n’étaient pas intégrés autant par les femmes que par les hommes, du fait de leur éducation. Dès l’enfance, la prise de parole des filles et des garçons n’est pas sollicitée ni encouragée de la même façon. On peut lire par exemple ceci dans un dossier des Cahiers pédagogiques intitulé « Agir pour l’égalité entre filles et garçons dès la maternelle »:

on peut être attentif aux interactions verbales maitre-élèves qui prennent place dans la salle de classe. Les recherches menées sur ce point s’accordent à montrer qu’en mathématiques, les garçons tendent à dominer l’espace sonore de la classe et que les enseignants, comme les enseignantes, sans en avoir conscience, interagissent plus avec les élèves garçons, que ce soit lors de contacts à l’initiative du maitre ou de réponses aux interventions spontanées par ailleurs plus nombreuses des garçons. Par conséquent, les interactions verbales maitre-élèves sont, en mathématiques moins nombreuses et pédagogiquement moins riches avec les filles qu’avec les garçons. Il s’agit donc d’être vigilant à la distribution de la parole en classe.

Ces différences de traitement affectent non seulement la façon dont les filles et les femmes parlent, mais, bien sûr, leur attitude à l’égard de leur propre parole et, par ricochet, leur manière de se présenter et de s’affirmer.

Les deux vidéos qui suivent présentent des interviews réalisées par Thierry do Espirito. La première femme interviewée est Sophie Gourion, rédactrice web et experte des réseaux sociaux (son profil twitter: @Sophie_Gourion), auteure du blog Tout à l’ego. Elle évoque l' »auto sabotage des femmes sur le net », sujet qu’elle a abordé aussi sur « Le + » du Nouvel Obs.

La seconde est Isabelle Germain, journaliste et fondatrice du site d’information Les Nouvelles News (son profil twitter: @IsabelleGermain). Elle évoque la prise de parole des femmes en entreprise et leur difficulté à se mettre en avant, à s’affirmer non seulement comme expertes dans leur domaine, mais aussi, tout simplement,comme personnes disant « je ». Elle montre à quel point la prise de parole engage l’être tout entier et l’identité, à travers l’identité de genre: qu’est-ce que parler et se comporter comme un homme, comme une femme? Comment s’affirmer en tant que femme sans « ressembler à un homme »? Peut-on s’affirmer autrement qu’en adoptant des codes identifiés comme masculins?

AC Husson

3 réflexions sur “Ils parlent, elles parlottent

  1. Pingback: Genre et langue | Pearltrees

  2. Quelques ressources pour approfondir ce sujet passionnant :
    « La répartition des tâches entre les femmes et les hommes dans le travail de la conversation », un article de Corinne Monnet très fouillé mais super lisible.
    https://infokiosques.net/spip.php?article239

    « Pratique du pouvoir et idée de nature » de Colette Guillaumin n’est plus disponible chez l’éditeur. L’infokiosque de Besançon dispose d’une brochure avec de larges extraits, malheureusement cette brochure n’est pas sur infokiosques. Voici tout de même le début du livre :
    https://www.jstor.org/stable/40619120?origin=JSTOR-pdf&&seq=1#page_scan_tab_contents

    « L’un et l’autre sexe », le livre de Margaret Mead, présenté sur le blog de Owni :
    http://owni.fr/2011/03/08/margaret-mead-loubliee-des-debats-feministes/

    Bonnes lectures !

    J’aime

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