Cet article a été écrit à quatre mains, vingt doigts et deux cerveaux avec Marion, grande librophile, bédéphile, musicophile et cinéphile devant l’Eternel, qui a la tête plein de belles et étranges images et qui, quand elle se bouge les fesses, en fait des histoires.
Il est illustré par Janine.
Ah, on me signale en régie que je devrais mettre une alerte SPOILERS. Z’êtes prévenu.es, même si sincèrement, ce n’est pas le suspense que fait l’intérêt de ce film.
Dark Shadows, le dernier Tim-Burton-et-Johnny-Depp (-et-Helena-Bonham-Carter) n’est pas un film inoubliable, loin de là. On passe plutôt un bon moment, sans plus, avec l’impression dès les premières secondes que Burton fait du Burton, et Depp, du Depp. Le premier joue d’ailleurs, on le verra, avec (pour ne pas dire « recycle ») plusieurs thèmes caractéristiques de sa filmographie. Nous nous intéresserons plus particulièrement au thème de la sorcière amoureuse, en mettant Dark Shadows en perspective avec d’autres représentations cinématographiques de ce thème et avec des mythes qui fondent l’image de la sorcière. Ceci n’est donc pas une critique exhaustive du film, plutôt un essai d’interprétation.
On peut noter que le thème est abondamment utilisé dans la littérature jeunesse (des exemples là, là et encore là). Les représentations positives de sorciers et de sorcières qui se multiplient depuis les années 1990, et dont Harry Potter est l’exemple le plus connu, vont de pair avec le thème de la sorcière amoureuse. Qu’on pense par exemple à la série télévisée Charmed (1998-2006), qui met en scène trois soeurs sorcières pratiquant la magie blanche et protégeant l’humanité de toutes sortes de démons, et dont la progression repose uniquement sur les aventures amoureuses des sorcières.
Résumé rapide de Dark Shadows: Barnabas Collins, fils de bourgeois émigrés ayant fait fortune aux Etats-Unis (le début de l’histoire se situe au XVIIIème siècle), fricote avec une servante, Angélique Bouchard (nom français: vous avez deviné, c’est la méchante). Il s’avère que cette servante est une sorcière qui, quand il refuse de lui dire qu’il l’aime et qu’il commence à fricoter avec la pâle et pure (et transparente) Josette (effet comique garanti pour un public francophone), laisse éclater sa haine en tuant ses parents et sa bien-aimée et en le condamnant à une souffrance éternelle, sous la forme d’un vampire. Je vous passe les péripéties, mais il sort de son cercueil dans les années 1970, et on passe aux Visiteurs version vampires et pattes d’eph’. Surprise: Angélique aussi est immortelle, et la jeune Victoria, gouvernante au manoir Collins, a les traits de la défunte Josette… Vous avez suivi ?
Disons d’emblée que si le film ne brille pas par son originalité, c’est parce que Burton joue délibérément avec une quantité assez impressionnante de stéréotypes ; cela fonctionne cependant plutôt pas mal. La dimension auto-parodique est omniprésente et il est assez clair que Burton s’amuse avec les stéréotypes de personnages féminins. Le film compte d’ailleurs plus de femmes que d’hommes, si bien que le héros, Johnny Depp (le vampire Barnabas), est constamment entouré de femmes ; les personnages masculins secondaires sont presque inexistants. Il y a Elizabeth, parente de Barnabas (Michelle Pfeiffer), sa fille Caroline (Chloe Moretz), le Dr Hoffmann (une psy alcoolique jouée par Helena Bonham-Carter, fascinée elle aussi par Barnabas). L’opposition centrale se joue entre Angélique la séductrice (Eva Green, déjà vue en sorcière fatale dans La Boussole d’or), et Josette/Victoria (Bella Heathcote), la jeune fille pure et pas si niaise (si si je vous jure). On retrouve là le schéma typique de l’homme partagé entre deux femmes tel qu’il apparaissait déjà dans un autre film de Burton, Les Noces funèbres, où le héros Victor est promis à une Victoria (encore une, tout aussi douce et pâle) mais se retrouve par erreur marié à la défunte Emily (bien plus haute en couleurs).
Comme dans de nombreux films, la caractérisation des personnages féminins se fait exclusivement en fonction des rapports qu’ils entretiennent avec le personnage principal. Le film Two lovers (réalisé par le talentueux James Gray), qui montre le héros, Leonard, oscillant entre deux femmes jouées par Vinessa Shaw et Gwyneth Paltrow (une brune/une blonde…) n’est qu’un exemple parmi d’autres. Et dans Dark Shadows, les personnages d’Angélique et Victoria, très stéréotypés, n’existent elles aussi que par les relations amoureuses qui les attachent à Barnabas.
Angélique, la sorcière (notez l’ironie du prénom), est de loin le personnage le plus intéressant du film. Elle pose de vraies questions concernant le statut et la définition même du personnage féminin au cinéma. Dans le schéma évoqué plus haut, où une ou plusieurs femmes gravitent autour d’un héros / personnage principal, la femme se définit par rapport à lui et, surtout, par les sentiments qu’elle éprouve pour lui, voire par ceux qu’il éprouve pour elle. Or le personnage de la sorcière pose problème: située à la marge de l’humanité, voire inhumaine, ses sentiments sont, eux aussi, extraordinaires. C’est, par exemple, la jalousie violente éprouvée par la sorcière belle-mère de Blanche-Neige, ou l’amour-passion d’une Médée , qui la pousse à accomplir des crimes inouïs. Peut-on alors toujours parler d’amour si la sorcière est inhumaine et si cet amour, si tant est qu’il existe, se manifeste presque exclusivement sous une forme « négative » (le plus souvent la jalousie)? Dark Shadows ne cesse de poser cette question, sans jamais la résoudre. Toute l’action est en effet motivée par la vengeance d’Angélique, qu’elle-même justifie par son amour déçu et trahi pour Barnabas. La spirale de cette vengeance est déclenchée par une scène où l’on comprend que tous deux ont une liaison : on y voit Angélique demander à Barnabas de lui dire qu’il l’aime et essuyer à la place une belle veste méprisante (« ce serait mentir », lui dit-il). D’un bout à l’autre du film, elle ne cesse d’affirmer à Barnabas qu’elle l’aime; or après qu’elle l’a transformé en vampire, il la contredit toujours, en arguant qu’elle est incapable d’aimer. Cette affirmation est toujours couplée au rappel de la monstruosité de la sorcière, qui ne saurait donc être véritablement femme.
Une sorcière peut-elle être amoureuse? Barnabas ne cesse d’affirmer que non (alors que lui, comme vampire, a apparemment ce privilège); mais n’est-ce pas une manière de justifier son attitude envers elle et de conforter son statut de victime? Car si l’on reconnaît l’humanité d’Angélique, si on lui reconnaît la capacité d’aimer, alors il faut admettre que c’est elle, la première victime. Il faut aussi admettre que la sorcière n’est pas totalement exclue de l’humanité, qu’elle lui ressemble.
Le personnage de la sorcière incarne, par excellence, une féminité puissante et (donc) inquiétante. Alors que le sorcier n’est pas toujours négatif, la sorcière est, dans la tradition, systématiquement associée à la magie noire; on soupçonnait les sorcières de pratiquer des sabbats pendant lesquels elles dévoraient des petits enfants. Les procès en sorcellerie, pratiqués au Moyen Age et jusqu’au XVIIème siècle en France, concernaient essentiellement des femmes.
La puissance d’Angélique, dans le film de Tim Burton, se manifeste par un déchaînement de violence envers Barnabas et sa famille. Mais la portée de cette violence dépasse celle d’une simple vengeance amoureuse. Elle met en effet toute sa puissance au service de la réparation de ce qu’elle considère comme une inégalité: inégalité amoureuse, d’abord, ou plutôt asymétrie dans les sentiments; mais aussi inégalité sociale, puisqu’après s’être amusé avec la servante, Barnabas se tourne vers la pure et apparemment riche Josette. Sa vengeance prend donc aussi une forme purement matérielle: pendant que Barnabas est enchaîné dans son cercueil, six pieds sous terre, elle occupe le temps en réduisant à néant le monopole commercial de la famille Collins et en établissant son propre empire. Quand Barnabas est libéré, Angélique est donc une femme puissante sur tous les plans.
Son infériorité sociale est d’ailleurs d’emblée relativisée par l’étendue de ses pouvoirs. Ce contraste est suggéré dès le début du film, où l’on voit Angélique enfant fixer Barnabas, enfant lui aussi, et rappelée à l’ordre par une femme voilée lui enjoignant de se rappeler quelle est sa place. Cette phrase, ambiguë, peut aussi bien faire allusion à son statut social qu’à celui de sorcière : si sa condition sociale est inférieure, le fait d’être sorcière la place à part et, peut-être, au-dessus des autres.
Or cette puissance triomphante se manifeste à travers le corps et plus précisément à travers une sexualité vorace et effrénée. L’opposition entre Josette/Victoria et Angélique est en effet aussi une opposition entre amour de l’esprit et amour du corps, qui paraissent irréconciliables, selon une dichotomie traditionnelle qui veut que l’amour charnel soit dévalorisé par rapport à l’amour spirituel. On prête traditionnellement aux sorcières une sexualité débridée, se manifestant lors des sabbats, souvent présentés comme des orgies sexuelles, et on les accusait aussi de rendre les hommes impuissants. Le pouvoir d’Angélique est souvent réduit à sa sexualité, qui apparaît comme sa première arme dans la guerre de désir qu’elle mène contre Barnabas; ses pouvoirs magiques ou de femme influente ne sont utilisés qu’en second recours. A plusieurs reprises, pour marquer son ascendant sur Barnabas, Angélique découvre sa poitrine (que cela est joliment dit) avec un air féroce. Tout le cynisme et l’humour (finalement assez noir) du film apparaissent dans la mise bout à bout d’une scène de sexe entre Barnabas et Angélique, où le désir apparaît dans toute sa violence, et d’un autre scène où le vampire conte chastement fleurette, en gentleman du XVIIIème siècle, à la tendre Victoria.
On retrouve ce lien entre sexualité féminine perçue comme non maîtrisable et sorcellerie dans superbe Kirikou et la sorcière de Michel Ocelot. Le héros, le minuscule Kirikou, défend son village contre la sorcière Karaba, accusée notamment d’avoir mangé presque tous les hommes (hum). Il ne cesse d’interroger les adultes sur la cause de la méchanceté de Karaba. Seul le Sage de la montagne, son grand-père, lui livre la réponse: Karaba souffre en permanence à cause d’une épine empoisonnée que des hommes lui ont planté dans le dos (re-hum). Le récit de cette scène est accompagné d’un flash-back cauchemardesque où l’on voit des mains levées et des visages d’hommes grimaçants et où l’on devine la violence faite à Karaba. Kirikou, qui ne cesse de poser des questions, n’en pose cependant pas une, la plus importante peut-être: pourquoi Karaba a-t-elle subi ce sort terrible, qui apparaît comme une punition? La réponse est seulement suggérée: la belle Karaba affirme, une fois la douleur, ses pouvoirs et la méchanceté évanouis, qu’elle ne se mariera jamais, car elle ne veut pas devenir inférieure à un homme. On devine alors que c’est cette indépendance et son refus de se plier au désir des hommes qui lui ont valu d’être transformée en sorcière.
Derrière cette figure de la sorcière tentatrice, à la sexualité inquiétante, on retrouve la figure de Lilith qui serait, selon la Kabbale juive, la première femme en Eden, avant Eve. Le mythe de Lilith est complexe, en raison de ses multiples variations et interprétations; toutes, cependant, ont un point commun: Lilith est forte, elle se considère comme l’égale d’Adam et refuse de lui être soumise sexuellement. On la relie aux démons, à Satan, à la magie noire; elle est à la fois femme fatale, démon sexuel et stérile, l’antithèse d’Eve. Pour Vanessa Rousseau, philosophe et historienne, Lilith, au carrefour de plusieurs religions, demeure « la figure féminine qui témoigne le plus universellement des craintes, préjugés et désirs portés sur la Femme et ses mystères supposés ». Elle est en outre représentée comme une créature androgyne, ce qui la placerait « au centre de tous les mythes qui traitent de la sexualité, de l’amour, de la distinction des sexes, de la question des origines, du pouvoir et de la force la plus obscure de l’humain : son animalité » (« Lilith: une androgynie oubliée », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 123, juillet – septembre 2003).
Si l’Angélique de Dark Shadows convoque cet imaginaire très ancien, elle est néanmoins porteuse, comme on l’a dit, d’une ambiguïté plus profonde qui trouve son apogée dans un ultime duel à mort avec Barnabas. Blessée, elle apparaît peu à peu sous sa forme réelle : non pas une femme faite de chair et de sang, mais une enveloppe vide et froide, semblable à celle d’une poupée en porcelaine. Pendant toute la scène, elle se désarticule et s’ébrèche, une image déjà vue dans le cinéma de Burton et qui concernait déjà un personnage féminin (souvenez-vous de Sally, la « Frankenstein girl » qui se découd dans L’Etrange Noël de M. Jack).
Juste avant qu’elle ne meure (oui, bon, vous aviez déjà deviné, non?) Barnabas lui dénie à nouveau la capacité d’aimer, avançant cette fois qu’il s’agit d’une malédiction qui la concerne particulièrement. Alors qu’il est voué à souffrir par amour pour l’éternité, elle aurait été condamnée (par qui? pourquoi?) à ne pas pouvoir aimer, pour l’éternité là aussi. La réponse d’Angélique constitue peut-être la plus belle scène du film: elle brise doucement sa poitrine de porcelaine pour y prendre son coeur, qu’elle tend, palpitant, à Barnabas, en lui demandant de le prendre. Ce don ultime et pathétique contraste, en apparence du moins, avec les nombreuses scènes où elle offre son corps au vampire. Ce geste, qui suspend quelques instants sa mort, est une manière de prouver ce qu’elle affirme depuis le début et de donner tort à Barnabas, cela sous forme de pure offrande; le moment où son corps, une enveloppe dure et vide, apparaît le moins humain, où il disparaît totalement, est aussi le moment où elle apparaît seulement comme une femme amoureuse. Mais à l’inverse de la corpse bride Emily, qui, dans la scène finale des Noces funèbres, se métamorphosait en une multitude de papillons, signes de sa grâce, Angélique meurt. Seule reste l’image de la sorcière inhumaine et vaincue, son cœur dans la main.
Cette scène serait-elle donc une ultime façon de discréditer le corps chez un Burton épris de pureté ? Avec lui, on ne réconcilie jamais le charnel et le spirituel (on ne verra jamais Barnabas et Josette/Victoria au lit). Tuer le corps d’Angélique revient-il à laisser s’exprimer le spirituel en elle ? Cette scène est donc emblématique d’un discours au fond très inquiétant sur l’érotisme et sur la sexualité. La mort d’Angélique jette un voile ambigu sur le reste du film: tant qu’elle n’était pas humaine, cet égoïste de Barnabas restait plutôt sympathique aux yeux des spectateurs, ce qui permettait en outre de préserver le comique du film; avec une Angélique souffrante, le film n’aurait certainement pas pu être drôle.
Marion & AC Husson
Quelle analyse ! Chapeau !
Dans le livre « Dark Shadows : la malédiction d’Angélique » où Barnabas, devenu humain, découvre le journal d’Angélique et découvre son passé, on apprend que c’est le Diable qui empêche les amours d’Angélique de se concrétiser..
J’aimeJ’aime
Merci 🙂
Je ne savais pas que la série à la base du film avait été déclinée en livres; ou peut-être est-ce l’origine de la série? En tout cas la précision est très intéressante, et donne au personnage une profondeur complètement absente du film. Donc Angélique serait bien, elle aussi, victime d’une malédiction. Mais si je comprends bien, elle peut être amoureuse mais ne peut pas voir ses amours se concrétiser? Donc Barnabas a bel et bien tort…
J’aimeJ’aime