Retour sur le premier congrès des études de genre en France

Je fais une pause dans ma série sur les slogans féministes pour faire un petit bilan personnel du premier congrès des études de genre en France, qui s’est tenu à Lyon du 3 au 5 septembre. J’y ai participé à plusieurs titres, en tant qu’intervenante, spectatrice et membre du comité d’organisation (je faisais partie des petites mains qui s’occupaient de l’accueil et de l’orientation des congressistes ainsi que de la gestion des salles). Je vais d’abord évoquer le bilan scientifique du congrès, puis revenir sur la (fausse) polémique qui l’a entouré. Précisons d’emblée, puisque certain·es crient à la « censure », que toutes les séances ont fait l’objet d’une captation de la part de l’Institut du genre (audio pour les ateliers, vidéo pour les plénières); elles devraient être mises en ligne dans les mois qui viennent (cela demande un gros travail).

Tout d’abord, donc, sur le plan scientifique, je crois pouvoir dire que ce premier congrès fut un grand succès, et pas seulement par son ampleur. Il ne s’agit pas, loin de là, du premier colloque en France sur les études de genre, mais l’appellation « premier congrès » est liée au fait qu’il s’agissait de réunir, pour la première fois, un très grand nombre des acteurs et actrices de la recherche française sur le genre, sans thème général. Le congrès s’organisait autour d’une douzaine d’axes thématiques. Les sujets abordés ont été extrêmement variés, et de nombreuses disciplines représentées: il a été question d’histoire, de géographie, de philosophie, de sport, de psychanalyse, de linguistique, d’éducation… Les 500 participant·es avaient, lors de chaque session, le choix entre 5 ou 6 « ateliers » parallèles (54 ateliers ont eu lieu sur les 3 jours): « Rapports de genre dans l’histoire littéraire », « Genre, pratiques discursives, politiques du discours », « Genre et web politique », « Genre et droit », « Femmes et activités économiques », « Genre et territoires »… Les ateliers étaient globalement de très grande qualité, les conversations riches et souvent animées, les débats passionnants. J’ai été frappée par le nombre de jeunes, voire très jeunes chercheurs et chercheuses, et par la jeunesse aussi du public, même s’il y avait aussi un grand nombre de figures du champ des études de genre et de nombreux/ses chercheurs et chercheuses confirmé·es. Si ce congrès a bien montré une chose, c’est la variété et le dynamisme de ce champ de recherche.

J’aimerais au passage revenir (une fois de plus…) sur les accusations d' »idéologie » et de « science militante » couramment formulées à l’encontre des études de genre, et du congrès en particulier (c’est bien connu, on ne voit l’idéologie que chez les autres). Le congrès, et les colloques sur les études de genre en général, sont des événements scientifiques. Ce billet explique très bien comment cela fonctionne au niveau scientifique et pratique. Les communications présentées (300) ont fait l’objet d’une sélection préalable, au sein de plus de 700 propositions, par un comité formé d’expert·es dans le domaine. La tenue même du congrès suppose une reconnaissance scientifique, ne serait-ce que pour le versement de subventions. Une communication scientifique n’est pas une diatribe militante; je n’écris évidemment pas pour ce blog comme j’écris pour des revues universitaires.

Je prends un exemple: la communication de Laurence Hérault (anthropologue à l’université Aix-Marseille), intitulée « Les dysphories de genre ou comment faire d’une vocation sexuée un problème psychopathologique ». Sa communication, dans le cadre de l’atelier « Des maladies genrées à une épistémologie du genre de la santé mentale », portait sur la manière dont les psychiatres conceptualisent ce qu’ils et elles appellent la « transsexualité » et, conséquemment, comment les consultant·es sont accueilli·es, écouté·es et diagnostiqué·es. Sa recherche montre que les psychiatres attendent des personnes les consultant au sujet de la « transsexualité » un discours très précis, se concentrant sur l’identité, et que les personnes présentant un discours différent ne reçoivent pas de diagnostic de « transsexualité ». Cela a des conséquences importantes puisqu’en France, seul un pareil diagnostic peut ouvrir la possibilité de commencer un parcours de réassignation sexuelle. A un moment de sa communication, Laurence Hérault cite les propos d’un ou une psychiatre, tenus à un·e consultant·e, expliquant à la personne qu’elle n’a pas employé le discours habituel des personnes trans, et qu’elle n’est donc pas « transsexuelle ». Ce discours était d’une grande violence, et je ne suis certainement pas la seule dans la salle à être restée bouche bée et à avoir formulé un jugement de valeur à l’égard de ces propos, que je juge transphobes. Aucun jugement de ce type n’a été formulé par Laurence Hérault; elle nous a présenté son enquête anthropologique et ses conclusions, nous laissant le soin et la liberté de les interpréter d’un point de vue moral. Cet exemple, à mon avis, illustre bien comment fonctionnent les études de genre. Elles portent sur des objets d’étude (genre, sexualités) ET sur des sujets, des personnes; elles utilisent des concepts et des méthodologies scientifiques qui leur permettent d’appréhender des réalités complexes et souvent sensibles, en faisant avancer la recherche sur ces domaines de la connaissance. Elles peuvent, bien sûr, avoir une utilité militante (je ne sais d’ailleurs pas comment ces travaux en particulier sont reçus dans les milieux militants trans); les recherches de cette anthropologue peuvent servir à des militant·es trans à dénoncer les violences exercées par l’establishment médical et psychiatrique, de même, par exemple, que des recherches historiques sur le colonialisme peuvent servir à des militant·es anti-racistes pour dénoncer certaines logiques toujours à l’oeuvre dans la société contemporaine. Cela n’invalide pas pour autant le travail de recherche mené et validé par la communauté scientifique; car il ne faut pas oublier que les études de genre s’intègrent dans la recherche en général, et donc dans les processus d’évaluation qui s’appliquent de la même manière à toutes les disciplines.

Cela étant posé, je vous laisse apprécier les réactions suscitées par le congrès dans les milieux catholiques et d’extrême-droite, réactions globalement hostiles, voire violentes. Je vous en donne un échantillon « light »:

congrès_1
Capture d'écran 2014-09-11 16.13.46
congrès_2
congrès_4
congrès_3

Nous avons reçu la visite de manifestant·es (appel lancé par les « sentinelles », « En marche pour l’enfance » et « Enfant des terreaux », groupes religieux et d’extrême-droite). Ils se sont plantés devant l’ENS, ont pris des photos des gens qui se trouvaient dans le hall et des étudiant·es qui sortaient, et ont lancé ce genre d’accusation diffamatoire et complètement hallucinante (le monsieur en question a la permission de l’ENS pour emmener de temps en temps ses enfants voir les mouflons qui se trouvent dans le jardin):

sentinelles

Action Française n’allait pas manquer la fête (il y avait une cinquantaine de ces autocollants devant l’ENS quand l’équipe d’organisation est arrivée vendredi matin):

action française

Je n’ai pas l’intention de commenter plus avant les divers propos insultants, menaçants et diffamatoires qui ont été tenus sur le congrès. Je constate simplement qu’en 2014, il existe des gens pour qui manifester contre la tenue d’un congrès scientifique et l’existence même d’un concept est normal. Cela doit être signalé et dénoncé sans relâche. Et comme le dit très bien une connaissance:

Ce qui est drôle, c’est que ce sont des gens qui promeuvent « la vie » , et que font-ils? Ils restent plantés debout, seuls (individuels), en silence, le nez dans une bible. Pendant ce temps, nous, à l’intérieur, nous échangeons, discutons, bougeons, nous questionnons, analysons, des archives, des chiffres, recueillons des témoignages. Ils sont réellement « en veille » pendant que nous sommes « on ». C’est finalement tout à fait parlant. J’ai envie de leur dire: « veillez bien, nous pendant ce temps on s’occupe de la vie! »

Pour aller plus loin
Sur le blog « Les carnets de Mahaut »: Congrès des études de genre: mode d’emploi
Sur ce blog: « ‘Théorie du genre’: la belle aubaine » et « Parlons de genre » (entre autres)
Article écrit pour le site du laboratoire GenERe: « La controverse sur le genre, la droite et l’extrême-droite françaises »

2 réflexions sur “Retour sur le premier congrès des études de genre en France

  1. Pingback: Le genre 2 | Pearltrees

  2. Pingback: La Manif pour-tous-mais-contre… la recherche scientifique | Genre !

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