Quand on parle du genre, au singulier, on l’envisage à la fois comme une construction sociale, comme un processus relationnel et comme un rapport de pouvoir imbriqué dans d’autres rapports de pouvoir. Pour comprendre ce qui suit, il faut notamment bien comprendre cette idée de processus relationnel. Le genre crée de la division et de la binarité : il produit deux groupes, sur le mode de l’opposition, le groupe des « hommes » et celui des « femmes ». La « différence des sexes » est donc toujours aussi une opposition : on apprend les caractéristiques de son genre par opposition à celles de l’autre genre. Mais les recherches sur les masculinités montrent que cette opposition entre « le masculin » et « le féminin » n’est pas qu’une opposition entre hommes et femmes: elle fonctionne aussi au sein de ces deux groupes.
Il faut également garder à l’esprit que le genre est conçu comme un rapport de pouvoir. Cela signifie non seulement qu’on ne peut pas comprendre le genre sans comprendre ce mode de relation / opposition entre « masculin » et « féminin », mais aussi qu’on ne peut pas comprendre comment est produite la subordination des femmes sans comprendre les mécanismes de domination qui profitent aux hommes. Et comme ce rapport de pouvoir qu’est le genre est toujours imbriqué dans d’autres rapports de pouvoir, il faut prendre en compte d’autres dominations, liées à la classe, à la sexualité, à la « race », à l’âge…
Vous l’aurez compris, ceci est un billet théorique. La question des masculinités (le pluriel est important) est une question complexe, mais je pense qu’il est essentiel, parfois, de se donner le temps de la complexité et de la nuance. On verra donc notamment que « masculinité » se distingue de « virilité»; que parler des masculinités permet d’envisager des rapports de pouvoir et de subordination au sein du groupe « hommes »; que l’hégémonie est une autre manière, plus complexe, plus riche, d’envisager la domination. Je m’appuie essentiellement sur les travaux de Raewyn Connell, travaux majeurs dans le champ des masculinity studies. J’essaie aussi de montrer en quoi, loin de l’idéologie masculiniste, ces travaux permettent de penser une action politique féministe et intersectionnelle. Je reviendrai sans doute sur cette question dans un prochain billet.
Masculinité ou virilité?
Pour pouvoir comprendre le concept de masculinité hégémonique, il faut d’abord comprendre ce que signifie « masculinité » dans ce contexte, et comment celle-ci est distinguée de la virilité. Il a été maintes fois souligné qu’une telle distinction n’existe pas en ce qui concerne la féminité. Le Trésor de la Langue Française définit la virilité comme l’« ensemble des qualités (fermeté, courage, force, vigueur, etc.) culturellement attribuées à l’homme adulte »; le mot a également le sens de « ensemble des attributs, des caractères physiques de l’homme adulte », et se rapporte, en particulier, à la « vigueur sexuelle », au « comportement sexuel » de l’homme. On peut noter au passage l’impact des représentations culturelles dans cette définition, en particulier dans l’emploi du mot « vigueur ». On peut aussi remarquer que le terme est rarement employé de manière négative, souvent en lien avec le sexe, et enfin que la virilité est généralement conçue comme quelque chose que l’on possède en plus ou moins grande quantité: on est plus ou moins viril, on « en a » plus ou moins.
La masculinité, elle, est définie comme le « caractère masculin », l’« ensemble des caractères spécifiques ou considérés comme tels de l’homme » (bizarrement, ce dictionnaire n’a pas d’entrée propre pour ce terme). « Virilité » et « masculinité » sont généralement présentés comme synonymes; pourtant, tout ce qui est masculin (identifié comme masculin) n’est pas forcément viril. Comme je le disais plus haut, un homme peut être plus ou moins viril; s’il l’est peu, il est considéré comme « efféminé ». (Une femme peu féminine, elle, est considérée comme « masculine », et non comme « virile ».)

Tiré d’un article des Inrocks intitulé « Clint Eastwood, summum de la virilité ou héros macho ? » (clic clic)
L’historien John Tosh, dans Manliness and Masculinities in Nineteenth-Century Britain, explique que la virilité (« manliness ») est toujours conjuguée au singulier (toutes les références se situent à la fin de l’article). Il s’agit d’une façon unique d’être un homme, s’exprimant à travers des attributs physiques et des dispositions morales; un homme correspondra alors plus ou moins à cet idéal normatif, mais ce dernier est présenté comme étant sans alternative. Les attributs associés à la virilité sont le fruit d’un effort et source de fierté. Tosh parle en revanche (comme le font en général les théoricien·nes des masculinity studies) de « masculinités » parce que le concept se veut pluriel et non normatif. Il s’agit, à une époque et dans un contexte social donnés, de l’ensemble des éléments socialement reconnus comme devant être le propre des hommes; ce n’est donc pas une notion universelle, elle est socialement et historiquement située.
Le concept de « masculinité(s) », dans ce sens, est récent, même si le mot ne l’est évidemment pas.
« Masculinité hégémonique »: apparition d’un concept et définitions
Le concept apparaît en Australie au début des années 1980 dans des travaux en sociologie de l’éducation, et il est formalisé théoriquement pour la première fois en 1985 dans un article intitulé « Towards a new sociology of masculinity ». Mais, dans son état actuel, il doit énormément aux travaux de Reawyn Connell, chercheuse trans elle aussi sociologue et australienne. Je mentionne le fait qu’elle est trans car, si toute recherche est socialement située, la sienne se comprend d’autant mieux par rapport à son parcours. Avant de s’intéresser à cette question, elle travaille sur les dynamiques de classe et les relations entre rapports de genre et de classe en milieu scolaire. Elle permet, à partir de la fin des années 1980, de déplacer l’étude des masculinités sur les terrains de la santé, de la sexualité, de la colonialité et de la globalisation.
Dans un entretien publié sur le site Contretemps, elle revient sur le contexte d’émergence du concept dans l’Australie des années 80, contexte propice, explique-t-elle, à une remise en cause de la masculinité traditionnelle:
Plusieurs facteurs ont ainsi convergé à l’aube des années 1980 et permis une mise en question des hommes et de la masculinité. Le militarisme et l’héroïsme guerrier avaient été vivement critiqués par le mouvement pour la paix. La masculinité hétérosexuelle était questionnée par le mouvement de libération gay ; et, à mesure que se développait l’épidémie de VIH/sida, c’était également la masculinité gay qui se voyait interrogée. Les sciences sociales féministes remettaient en cause la « naturalité » des formes dominantes de masculinité. Un certain nombre d’avancées féministes ayant été obtenues à travers des alliances avec des hommes au sein du Parti Travaillistes et des bureaucraties d’État, la question de la participation des hommes à des changements positifs dans les rapports de genre gagnait aussi en visibilité. (source)
Comme l’écrit ailleurs Connell, « les masculinités ne sont pas un équivalent des hommes; elles concernent la position des hommes dans un ordre genré ». Dans les deux articles parus sur Contretemps et consacrés aux recherches de Connell, on trouve ces deux définitions de la masculinité hégémoniques, toutes deux utiles il me semble pour comprendre le concept; je les livre donc telles quelles:
Ce concept vise à analyser les processus de hiérarchisation, de normalisation et de marginalisation des masculinités, par lesquels certaines catégories d’hommes imposent, à travers un travail sur eux-mêmes et sur les autres, leur domination aux femmes, mais également à d’autres catégories d’hommes. (source)
La masculinité hégémonique est toujours l’expression hégémonique de la masculinité dans un contexte précis : elle est la stratégie qui permet à un moment donné et en un lieu donné aux hommes et aux institutions qu’ils représentent d’asseoir leur domination. Parfois, ses fondements sont remis en cause, par exemple suite à l’effondrement d’un système politique ou économique, mais elle ne disparaît pas, simplement remplacée par de nouvelles formes d’hégémonie reprenant à nouveaux frais les mêmes ressorts de pouvoir. (source)
Connell insiste toujours sur l’articulation entre théorie et domaines d’application concrète. Elle s’attache aux pratiques qui produisent les masculinités, des pratiques culturelles qui ont un impact sur les définitions des corps. C’est pourquoi elle définit les masculinités comme « des configurations de pratiques structurées par des rapports de genre » (Masculinities, p. 44), ces pratiques devant toujours et avant tout être envisagées dans leur dimension corporelle. Elle développe ainsi une grille de lecture et une typologie des masculinités, sur laquelle je reviens ci-dessous.
Le concept d’hégémonie doit être compris comme une façon parmi d’autres de théoriser la domination. Connell utilise en fait un concept qui existait déjà pour penser les rapports de classe et issu de l’analyse par Gramsci de l’hégémonie culturelle. Je cite ici le compte-rendu d’un séminaire de l’EHESS:
L’intérêt du concept d’hégémonie de Gramsci est de toujours envisager les rapports de pouvoir comme asymétriques: ce concept évite l’effet de symétrisation entre dominants et subalternes. Il ne se conçoit pas uniquement sur la base du symbolique (comme chez Bourdieu) mais se fonde sur les rapports sociaux réels. L’hégémonie est à la fois ce qui est produit par ces rapports sociaux et ce qui produit des rapports sociaux spécifiques. L’hégémonie doit être pensée comme un processus, une dynamique, non comme un état de fait doté d’une certaine permanence à travers les siècles (comme c’est le cas chez Bourdieu). Pour Marie-Hélène Bourcier, il faut même en finir avec le concept de « domination masculine ». Elle affirme que ces théories sont trop tributaires d’une vision dualiste et fataliste.
Pour conclure sur l’aspect théorique, il faut noter que le concept de masculinité hégémonique et, de manière générale, le travail de Connell étaient jusqu’à récemment très peu utilisés en France. La traduction de son ouvrage majeur sur le sujet, Masculinities, vient seulement de paraître aux éditions Amsterdam.
De la masculinité aux masculinités
Connell propose une typologie dans laquelle la masculinité hégémonique ne figure que comme une forme de masculinité parmi d’autres, ayant cependant le statut privilégié de « sous-texte sexué du pouvoir » – autrement dit, les représentations attachées au pouvoir sont, toujours, celles qu’on attache aussi à la masculinité hégémonique (source). La figure de « l’homme politique » moderne illustre bien ce statut et fournit un exemple parfait de ce que Connell entend par « masculinité hégémonique ». En effet, la profession politique est associée à une représentation dominante qui est une représentation masculine, et qui revêt aussi des dimensions liées à la classe, à la sexualité, à l’âge et à la « race » (au sens sociologique du terme). Les auteur·es du manuel Introduction aux études sur le genre expliquent ainsi que
les qualités et compétences qui sont requises d’un « homme politique » sont celles qui ont été traditionnellement monopolisées par les hommes: charisme, disponibilité, aisance oratoire, combativité, maîtrise technique… Plus précisément les compétences et le style corporel associés à l’image légitime de « l’homme politique » correspondent à une forme située de masculinité: il s’agit le plus souvent d’une virilité bourgeoise, hétérosexuelle et blanche [donc un modèle de masculinité hégémonique]. (p. 233)
L’exercice du pouvoir politique n’est qu’une forme parmi d’autres, mais la plus visible, de l’exercice du pouvoir; autrement dit, pouvoir et politique ne se cantonnent pas au champ de LA politique. S’il est juste de dire que le pouvoir est culturellement associé à la masculinité, il faut aussi mettre en évidence le fait que ce qu’on appelle traditionnellement « la masculinité » correspond en fait à ce que Connell appelle la masculinité hégémonique, c’est-à-dire un modèle parmi d’autres, qui lui sont subordonnés. Il faut donc tacher de comprendre quelles relations les autres types de masculinité entretiennent avec le pouvoir et la domination, que ce soit dans les relations entre hommes ou entre hommes et femmes: en effet, le genre intervient dans tous les rapports sociaux, même dans les relations entre hommes ou entre femmes. Il est partout où les relations de pouvoir et de subordination s’articulent à des représentations liées à « la différence des sexes ». Or on sait, pour revenir aux masculinités, que certains hommes, considérés comme pas assez virils, sont rejetés du côté du féminin; pour Connell, cela signifie qu’ils sont exclus de la masculinité hégémonique, et qu’ils ne jouissent donc pas automatiquement et/ou pas de la même façon des privilèges sociaux associés à cette masculinité.
Connell distingue donc, outre la masculinité hégémonique:
-
– des formes de masculinité « complices», qui participent de la masculinité hégémonique sans toutefois la réaliser pleinement ni bénéficier totalement des privilèges qui en découlent. Connell décrit les hommes participant de ce type de masculinité comme admirant / aspirant à la masculinité hégéomique;
– des masculinités « marginalisées», soumises à l’emprise de la masculinité hégémonique et qui en sont exclues du fait de certains facteurs, comme la « race » ou le handicap;
– des masculinités « subordonnées», comme les masculinités homosexuelles, qui servent de figure repoussoir et présentent des caractéristiques opposées à celles qui sont valorisées dans le cadre de la masculinité hégémonique.
Il est important de ne pas considérer ces catégories comme fixes et correspondant à des essences immuables. Les traits qu’elle identifie, loin d’être fixés de toute éternité, correspondent à ce qu’elle appelle des « configurations de pratiques » dépendant des contextes dans lesquels elles s’inscrivent. Les catégories qu’elle propose sont donc fluctuantes et historiquement situées, ce qui a des conséquences politiques importantes, puisque cela permet justement une action politique de subversion et de reconfiguration. Certaines des catégories qu’elle décrit peuvent, dit-elle, remettre en cause la masculinité hégémonique.
Une « crise de la virilité » ou une « crise des masculinités »? Masculinity studies et masculinisme
C’est une rengaine désormais bien connue: la masculinité serait en crise – ou bien serait-ce la virilité? La question divise notamment les historien·es du corps et des masculinités, et elle trouve un écho important dans la littérature masculiniste, comme le prouve notamment le dernier pamphlet commis par Eric Z. Ces gens-là voient dans la « crise de la virilité » (la masculinité étant évidemment impensable au pluriel pour eux) un effet de la féminisation de la société et un indice de sa décadence certaine.
La masculinité est bien en crise – mais là aussi, il faut rappeler que « masculinité » est généralement utilisé pour désigner la masculinité hégémonique, la seule concevable et acceptable pour beaucoup. Connell soutient que les hiérarchies de genre (qui se portent toujours bien, merci pour elles) ont connu des modifications majeures dans les dernières décennies:
malgré une domination toujours bien présente des hommes sur les femmes, et malgré des formes d’hégémonie toujours renouvelées, les hommes n’apparaissent plus comme un groupe homogène mais comme une catégorie profondément fragmentée. La masculinité hégémonique comme expression homogène des intérêts des hommes dominants laisse alors place à une « variété des masculinités » (p. 203) qui ne doit cependant pas faire oublier certains intérêts communs des hommes, défendus de différentes manières selon les places qu’ils occupent. (source)
Loin, donc, du discours masculiniste, qui déplore la perte de la virilité, Connell est très attentive aux liens entre masculinity studies, masculinisme et antiféminisme, ainsi qu’aux détournements potentiels des travaux sur les masculinités dans un but masculiniste – détournement, puisque cela irait totalement à l’encontre de la manière dont ces théories sont formulées. Montrer que les masculinités sont diverses et historiquement changeantes, c’est aller contre l’idée d’un idéal masculin (viril) fixé de toute éternité; c’est aussi mettre en évidence les formes de domination qui découlent de cet idéal, pour se donner les moyens de lutter contre elles.
Annonce: journée d’étude sur les masculinités
Intitulée « Produire des hommes. La production des modèles de masculinité: sources et pratiques de recherche » et organisée par le laboratoire junior GenERe, elle se tiendra le 5 mars à l’ENS de Lyon. Plus de renseignements sur le site du labo.
Références
Mélanie Gourarier, Gianfranco Rebucini et Florian Voros, « Masculinités, colonialité et néolibéralisme. Entretien avec Raewyn Connell », Contretemps, 10/09/2013.
Arthur Vuatoux et Meoin Hagège, « Les masculinités : critique de l’hégémonie, recherche et horizons politiques », Contretemps, 25/10/2013.
Raewyn Connell, Masculinities, Polity Press [1995] 2005. Traduction française: Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, trad. Claire Richard, Clémence Garrot, Florian Voros, Marion Duval, Maxime Cervulle, Sous la direction de Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux, Editions Amsterdam, 2015. Plus d’infos ici.
John Tosh, Manliness and Masculinities in Nineteenth-Century Britain. Essays on Gender, Family and Empire, Pearson Education, 2005.
Tim Carrigan, Bob Connell et John Lee, « Toward a New Sociology of Masculinity », Theory and Society
Vol. 14, No. 5, 1985, p. 551-604.
Laure Bereni et al., Introduction aux études sur le genre, De Boeck, 2012.
Pour aller plus loin
Pauline Debenest, Vincent Gay et Gabriel Girard, « Les masculinités et les hommes dans les mouvements féministes, entretien avec Raewyn Connell » dans Féminisme au pluriel, Syllepse, 2010, p.59-76.
Sylvie Ayral, La Fabrique des garçons. Sanctions et genre au collège, PUF, 2011. Compte-rendu par Crêpe Georgette.
Catherine Achin et Elsa Dorlin, « Nicolas Sarkozy ou la masculinité mascarade du Président », Raisons politiques, 31, 2008.
La série de podcasts de France Culture intitulée « Devenir homme », en particulier ce documentaire sur les « masculinités homosexuelles ».
Article très intéressant, mais quelque chose me chiffonne dans le premier paragraphe.
Vous dites que l’on envisage le genre à la fois comme une construction sociale et comme un processus relationnel. Ce processus est selon vous l’idée que le genre crée la division et la binarité. Or, pour moi, cette construction sociale et ce processus relationnel sont contradictoires : d’un côté, le genre est créé socialement, de l’autre, il crée la division ? Ça ne me paraît pas très logique. Ce que je ne comprends pas dans cette idée, c’est pourquoi la société aurait créé des genres si ce n’est pour marquer des divisions déjà présentes ? Il me semble alors qu’il faut réfléchir dans l’autre sens : les genres ne créent pas les divisions, ils les marquent. Ce ne sont pas les genres qui créent une hiérarchie, la hiérarchie est créée par la société – et ça arrange bien la classe des oppresseurs si l’on croit que c’est le genre qui crée l’oppression. Dans ce sens, multiplier les genres ne résoudraient absolument pas l’oppression sexiste, elle ne ferait que créer des catégories plus ou moins opprimées sur une échelle qui va de ce qui est bien considéré (les hommes) à ce qui est mal considéré (les femmes), pour faire simple.
C’est comme avec les races : le fait qu’il y ait des métis n’a pas du tout supprimé le racisme. Seulement, les Noir·e·s le subissent de plein fouet, les personnes métisses ou avec la peau pas tout à fait blanche mais pas trop sombre non plus le subissent également, parfois aussi violemment que les Noir·e·s, parfois moins parce qu’ielles « passent » ou sont vu·e·s comme blanc·he·s.
Le problème avec cette idée que le genre est oppressif parce qu’il empêche les gens de faire ce qu’ielles veulent avec leur genre, c’est que ça ne remet pas en cause la construction sociale du féminin et du masculin. Ça me paraît au final assez essentialiste dans le sens où ça sous-tend l’idée qu’il y a du féminin et du masculin en chacun·e de nous.
En gros, ma question est : où placez-vous le genre dans la construction de l’oppression sexiste ? Est-il antérieur, simultané ou postérieur ?
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Je crois qu’il y a de gros malentendus par rapport à la définition du genre, donc je vais essayer d’expliquer plus clairement ce que je voulais dire – n’hésitez pas à me dire si ça vous paraît toujours confus.
1) La définition du genre comme construction sociale et comme processus relationnel. Je n’arrive pas à comprendre où vous voyez un paradoxe. Je vous renvoie à mon billet sur cette idée de construction sociale: cela signifie que le genre n’a aucune nécessité biologique, et qu’il dépend du cadre socio-historique dans lequel on s’inscrit. La définition de la masculinité et de la féminité est historiquement et culturellement située, et ne se rapporte pas à une essence immuable. Quant à l’aspect relationnel, cela signifie simplement que, pour les études de genre, on ne peut pas étudier les femmes sans étudier les hommes, et vice versa. Le genre se construit par différenciation et par opposition: on apprend à être un garçon en apprenant à rejeter ce qui est féminin, etc.
2) « Ce que je ne comprends pas dans cette idée, c’est pourquoi la société aurait créé des genres si ce n’est pour marquer des divisions déjà présentes? » Autrement dit: le genre ne viendrait que corroborer des divisions existant de tous temps, en tous lieux, des divisions naturelles et indépendantes de la culture. C’est justement ce que la perspective constructiviste vient démentir. De plus, on ne voit pas très bien dans votre argument ce qui relève du social et ce qui relève de la nature: si le genre ne venait que « marquer des divisions déjà présentes », à quoi ces divisions tiennent-elles? Sont-elles culturelles ou naturelles? Et si elles sont culturelles, alors c’est que « la différence des sexes » n’est pas naturelle, mais on arrive à une aporie dans votre raisonnement. En outre, je ne vois pas bien à quoi réfère cette « classe des oppresseurs » que vous évoquez. Qui sont « les oppresseurs » pour vous?
3) En parlant de « multiplier les genres », vous faites référence aux stratégies queer, qui reposent sur la prolifération des genres plutôt sur l’abolition du genre comme système. On a là deux définitions en fait très différentes du (des) genre(s). Je souligne bien, dans mon article, que je fais référence à la 2ème, c’est pourquoi j’emploie « genre » au singulier. Je reviendrai peut-être dans un autre billet sur ces deux définitions.
4) Votre comparaison avec le racisme me semble pour le moins étrange et maladroite, et je ne sais vraiment pas où vous voulez en venir avec ça.
5) « Le problème avec cette idée que le genre est oppressif parce qu’il empêche les gens de faire ce qu’ielles veulent avec leur genre, c’est que ça ne remet pas en cause la construction sociale du féminin et du masculin. Ça me paraît au final assez essentialiste dans le sens où ça sous-tend l’idée qu’il y a du féminin et du masculin en chacun·e de nous. » Je ne crois avoir dit ça nulle part… A nouveau, vous semblez confondre deux conceptions très différentes du genre: l’une où le genre est défini comme système (c’est celle que j’utilise, sauf mention contraire) et l’autre où il est défini comme appartenant de manière propre à une personne. Ce n’est pas tellement de cela qu’il est question dans cet article: il est question du caractère normatif du genre, auquel est associé une définition là aussi normative de la masculinité; il est aussi question d’autres conceptions des masculinités qui permettent d’échapper à cette normativité et de rendre compte des multiples manières d’être un homme aujourd’hui. Cette façon de concevoir les masculinités est, fondamentalement, une remise en cause des mécanismes de domination et de hiérarchisation entre masculin et féminin; donc où se trouve, pour vous, l’essentialisme là-dedans?? Je ne dis pas qu’il y a « du féminin et du masculin en chacun·e de nous », c’est une façon simpliste et erronée de comprendre le propos de Connell; je parle des caractéristiques que la société attribue au masculin et au féminin, et j’explique que ces caractéristiques peuvent se trouver à la fois dans le groupe « hommes » et dans le groupe « femmes », ce qui permet de mieux comprendre comment fonctionne le genre.
Et donc pour finir avec votre dernière question: c’est le genre qui produit l’oppression sexiste.
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Ok, il me semble que je n’ai pas été très claire à certains endroits, mais aussi que nous ne sommes pas d’accord quant à nos prémisses. Quand je parle de divisions déjà présentes, j’aurais dû préciser que je ne pense pas que ces divisions soient naturelles, mais que les hommes ont divisé la société en deux groupes, qui sont devenus les opprimées et les oppresseurs, qui, par « chance », correspondent aux femmes et aux hommes, et que le système de genre vient s’ajouter à cette division, mais qu’il ne la crée pas. Le genre permet certes de renforcer l’oppression sexiste, mais pour moi, il ne crée pas l’oppression sexiste, c’est l’inverse qui se passe, parce que naturaliser une oppression (ce qui est un peu le but du système de genre) facilite grandement son application. Ainsi par exemple, les femmes ne sont pas significativement moins fortes physiquement que les hommes, mais le système d’oppression sexiste, donc les hommes, nous dit que si (tout en ayant pris soin de faire en sorte que les femmes soient effectivement moins fortes physiquement), donc c’est pour ça que les femmes seraient reléguées à certains travaux, certaines tâches et exclues d’autres travaux. On peut continuer ce raisonnement sur les capacités intellectuelles, etc. Je pense en fait (Christine Delphy le dit bien mieux que moi…) que même le sexe n’est pas un donné naturel, au sens où c’est un prétexte pour justifier une opposition déjà créée par la société. Comme la couleur de peau n’est qu’un prétexte qui a justifié à l’esclavage des Africain·e·s et le racisme (ce qu’explique La Controverse de Valladolid, de Jean-Claude Carrière). En gros, ce n’est pas la couleur de peau qui crée le racisme, tout comme ce n’est pas le sexe ou le genre qui crée le sexisme.
Effectivement, j’ai sans doute fait un amalgame entre le genre et les genres. Je pense qu’il me manquait l’idée de système, que vous développez mieux dans votre commentaire. J’aurais mieux compris si vous aviez parlé de système de genre plutôt que de genre tout court.
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Vous avez l’air de penser que les hommes (si j’ai bien compris) se sont réveillés un jour en disant: on va dominer les femmes, et un peu plus tard en disant: on va inventer le genre pour justifier cette domination. Evidemment, je caricature, mais c’est ce qui se dégage de vos propos (« les hommes ont divisé la société en deux groupes »). Vous ne trouverez cela dans aucun écrit féministe et dans aucun écrit sur le genre… C’est simplificateur et erroné. Ce n’est pas ainsi que les oppressions naissent, et ce n’est pas ainsi que les mécanismes d’oppression sont décrits.
« Je pense en fait (Christine Delphy le dit bien mieux que moi…) que même le sexe n’est pas un donné naturel, au sens où c’est un prétexte pour justifier une opposition déjà créée par la société. » Ce que dit Delphy, c’est que le sexe précède le genre: cela signifie que, dans notre manière de concevoir le sexe, il y a déjà du genre (c’est-à-dire de la hiérarchisation), parce qu’il est impossible de concevoir le sexe hors de toute culture, hors de l’influence des représentations de genre. J’avais évoqué cette question dans un article intitulé « Quels sont les rapports entre sexe et genre? ».
Quant à la définition du genre, je l’emploie toujours au singulier et j’en ai rappelé la définition (pour la énième fois sur ce blog) au début de l’article; donc je n’ai peut-être pas écrit noir sur blanc « système de genre », mais il n’y avait normalement pas de place pour l’ambiguïté… Je comprends bien que l’existence de plusieurs définitions complique les choses, et qu’il faut déjà savoir que ces définitions peuvent éventuellement se contredire; mais c’est bien pour cela que je me donne la peine de définir le genre dans chaque billet théorique et toutes les fois où cela est nécessaire.
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« Ce n’est pas ainsi que les oppressions naissent, et ce n’est pas ainsi que les mécanismes d’oppression sont décrits »
Je ne sais pas si cela a déjà été abordé sur le blog, mais pouvez vous développer ? Comment naissent-ils ?
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Le rapport crée le sujet, quoi. Matérialisme conséquent. Matthieu, ou dans une certaine mesure Guillaumin, l’avaient déjà systématisé, en partie. Mais de ce fait, le masculin ne peut être réduit à une simple question d’identité ; le valorisé est masculin, dans un seul et même mouvement (et il n’y a pas « d’ailleurs » de référence, l’humain étant masculiniforme). Ce qui pose la question, abordée autrefois de front par Solanas, et aujourd’hui plus doctement par Scholz (« La valeur c’est le mâle »), de la critique unifiée des formes positivées dans une société d’échange contraint et concurrence, de leur conssubstantialité possible avec le viriarcat (autonomie, force, concurrence, sexualité ; plaisir, bonheur comme buts…). Et donc de la question : un féminisme qui voudrait sortir de ce cadre pet-il se limiter à sa réappropriation, en croyant que le sujet est multiple et que si « autrui » met en oeuvre les mêmes formes sociales, elle en récoltera d’autres fruits ?
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Hello,
Je n’ai pas (encore) fini la lecture, mais il y a une petite erreur sur le lien donné en cliquant sur « Gramsci », juste avant le compte-rendu de séminaire de l’EHESS, la balise de lien en contient deux, séparés par « et », et au lieu d’accéder aux deux sites, on a une belle erreur 404 🙂
Merci.
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Peut on considéré la masculinité traditionnelle comme hégémonique ou complice?
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Qu’en est-il de la féminité? Est-elle multiple est aussi? A-t-elle son penchant de la virilité masculine?
Merci beaucoup
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