Je ne peux pas assez insister sur l’importance de ce livre, paru il y a quelques mois. Faïza Zerouala, journaliste spécialisée dans les questions de société, a notamment beaucoup travaillé pour le Bondy Blog mais aussi pour le Monde. Dans cet ouvrage, elle s’efface presque entièrement pour laisser la parole (c’est là l’enjeu et tout l’intérêt du livre) à dix femmes qui ont choisi de porter le voile. Elle a passé avec chacune de nombreuses heures qui se sont transformées en quelques pages à la première personne, où la journaliste n’apparaît que pour décrire et introduire celle qui va raconter son histoire.
Toutes sauf une ont choisi de participer anonymement au projet. Elles craignent en effet que cela ne rende leur vie encore plus compliquée qu’elle ne l’est déjà. C’est là un des points communs entre toutes ces femmes: elles témoignent de la difficulté de porter le voile, sur un plan personnel, comme engagement et acte de dévotion, mais aussi et surtout à l’égard des autres, parfois même de la famille. Beaucoup ont vécu des actes et des propos relevant de l’islamophobie « ordinaire », celle du quotidien, qui fait malheureusement partie de leur expérience de femmes musulmanes en France. Toutes parlent de la peur qu’elles ressentent devant cette banalisation de la haine et devant les agressions peu médiatisées de femmes voilées (expérience: cherchez « femme voilée agressée » sur Google).
Une de ces agressions plus ou moins symboliques du quotidien est rapportée par Naïma, qui a porté le voile adolescente mais l’a ensuite retiré. Elle explique qu’elle était très bonne élève, qu’elle aimait notamment l’histoire, mais que son professeur avait refusé de la présenter et de l’aider à se préparer à un concours de dissertations sur la déportation et la Résistance. Résultat, sans l’aide de personne, elle a fini première:
Je me suis débrouillée sans cours [son professeur refusait souvent de l’admettre en classe, avant même la loi de 2004], avec Internet et une biographie de De Gaulle. Et je suis arrivée première. Ni mon prof, ni le proviseur ne m’ont félicitée. Alors que je ramenais une coupe au lycée, et que je lui offrais une pub gratuite car la presse locale en avait parlé! […] j’ai décidé d’aller à la cérémonie en tailleur, et voilée. C’était une revanche. J’ai serré la main du président du conseil général, qui n’était pas très content qu’une lycéenne voilée gagne. Les anciens résistants qui étaient là m’ont, eux, félicitée: « C’est bien que des personnes de votre origine se souviennent de cette histoire. » (p. 228)
Qu’on vienne nous parler après cela de tous ces « communautaristes » qui refusent de « s’intégrer »…
Mais le plus frappant, ce sont peut-être les différences, nombreuses, entre toutes ces femmes, leur manière de vivre leur religion, leur rapport au voile, au corps, aux hommes. Difficile d’ailleurs, après avoir lu ce livre, de parler du « voile » en général, tant ce bout de tissu qui suscite tant de commentaires et de réprobation recouvre des réalités différentes. Peu de points communs en effet entre la youtubeuse Asma, la seule qui accepte de témoigner sous son vrai nom, qui porte le jour de l’entretien un foulard violet retenu par une épingle rouge, et Fatiha, qui porte le sitar (voile intégral qui, à la différence du niqab, couvre également les yeux). Je ne cherche pas à dire que la première est plus acceptable que la seconde, seulement qu’elles portent des voiles très différents, ce qui suppose aussi un vécu différent par rapport à la religion et à autrui. (Pour l’anecdote, un point commun, peut-être inattendu, entre Asma et Fatiha: elles sont divorcées.) La question du jugement revient d’ailleurs souvent, pour être aussitôt écartée: la plupart tiennent à préciser qu’elles ne jugent ni les non-voilées, ni les femmes qui portent le voile de manière différente. Plusieurs évoquent tout de même leur réticence à l’égard du niqab, et Fatiha paraît d’ailleurs bien isolée dans cette collection de témoignages.
Quelques-unes évoquent le féminisme, parce qu’elles s’en revendiquent ou parce qu’elles le rejettent, au nom d’une révolution sexuelle selon elles en trompe-l’oeil. Elles tiennent presque toutes un discours sur ce que signifie être une femme musulmane, discours parfois normatif quand il est question de la manière dont « la femme » doit être et se comporter chez elle et à l’égard du monde. Mais je vois notamment dans les propos de Djamila une parole féministe qui doit absolument être entendue:
C’est simple, les femmes voilées n’ont pas accès aux médias. Ce sont des hommes ou des femmes non voilées qui parlent d’elles. Or certaines choses, quand tu ne les vis pas dans ta chair, sont difficiles à exprimer. Est-ce que que ce ne serait pas plus intéressant de demander aux principales intéressées ce qu’elles mettent derrière leur voile, plutôt que de le fantasmer? On peut même aller plus loin: il existe des expertes voilées sur tous les sujets, pas seulement sur le hijab [voile qui descend sur la poitrine et laisse le visage apparent]. Ce ne viendrait même pas à l’esprit d’un journaliste de demander à une femme voilée des éclairages sur d’autres domaines de compétence. (p. 197)
Il faudrait peut-être que certaines féministes acceptent d’entendre ces discours; qu’elles arrêtent d’infantiliser ou de victimiser ces femmes, en faisant un amalgame grotesque voile = Talibans; et qu’elles arrêtent enfin, ne serait-ce que par cohérence, de réduire ces femmes à leur voile. Djamila parle de ces choses que l’on vit « dans sa chair »; cela fait écho à toutes les théories féministes du point de vue, à tous les discours sur l’expérience de la domination et du fait d’être une femme dans une société patriarcale. J’aimerais (mais je suis naïve) que les féministes anti-voile lisent ce livre et acceptent, selon l’expression de Faïza Zerouala, d' »écouter les silencieuses ». Un beau programme qui, pour moi, fait écho au projet de « l’histoire des femmes » et au livre de l’historienne Michelle Perrot, Les femmes ou les silences de l’histoire.
Une dernière chose sur cette histoire de position anti-voile. Cette position existe bel et bien (malheureusement), mais son pendant n’est pas le féminisme « pro-voile ». (De même qu’il est réducteur et faux d’opposer militant·es « abolitionnistes » et « pro-prostitution ».) Les femmes voilées se fichent sûrement éperdument que je sois « pro » ou « anti », tant que je les laisse exercer leur choix et que j’évite de les juger, elles qui ne me jugent pas. De toute façon la question ne se pose pas pour moi, je ne suis pas musulmane, je n’ai pas à faire ce choix. Refuser le voile au nom d’une position universaliste revient, comme je le disais, à simplifier outrageusement la situation en considérant que toutes les femmes qui portent le voile sont forcées à le faire par leur père ou leur mari, ou qu’elles n’ont aucune réelle liberté de choix et qu’on ne doit donc pas les croire quand elles disent le faire de leur propre iniative. Cela revient à considérer que le voile est mal par principe et ne doit donc pas être accepté – mais au nom de quels critères moraux? Au nom de l’athéisme? Du féminisme? Mais que faites-vous alors du féminisme islamique? On tombe là dans le problème de l’universalisme, dans lequel je ne m’aventurerai pas plus avant. Mais même si vous êtes contre le voile (et c’est votre droit!), avant de l’interdire à d’autres femmes, écoutez-les.
Les écouter, bien entendu. Mais les critères moraux? Si une femme revendique un collier d’esclave au pied ou une laisse autour du cou, je vais l’écouter, avec une grande fascination d’ailleurs, mais je continuerai à penser que c’est une victime. Et je suis convaincu que le féminisme est une valeur universelle, plus que l’athéisme d’ailleurs.
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C’est peut-être simpliste de ma part mais que dans les années 40/50, on fustige encore en France les femmes qui sortaient « en cheveux » ( mes grands tantes et mères nées dans les années 20/30 désignaient ainsi de sortir sans chapeau ni foulard, que ce soit dans le sud-ouest ou en bourgogne) ou que dans les années actuelles on fustigent celles qui choisissent de porter un voile religieux ( je précise religieux parce que j’ai rarement vu du shaming sur les foulards bobo ^^) …que ce soit la jupe trop courte ou trop longue, le trop ou pas assez de maquillage etc … ça se rejoint dans un bel ensemble de » contrôlons la tenue des femmes, manquerait plus qu’elles croient pouvoir être là pour autre chose que notre confort visuel ».
Je travaille en centre social à Roubaix dans un quartier à majorité musulmanne : je rencontre et connais des jeunes filles et des femmes qui portent ou ne portent pas le voile, associé ou pas à une pratique plus ou moins intense de la religion, qui portent le voile dans le quartier mais pas à l’extérieur OU l’inverse (avec transition dans l’ascenseur-cabine du métro), qui vont l’adapter ou pas pour travailler etc … la diversité des adaptations à la vie quotidienne et scolaire ces 3 dernières années dans la forme elle-même du voile devrait faire carrément l’objet d’une étude anthropo-stylistique ^^
… bien loin « Le Chat » d’un collier d’esclave ou d’une laisse : parfois un vêtement religieux, parfois un lien familial, parfois une armure protectrice ( contre des complexes, contre une agressivité des garçons et hommes), parfois une armure militante (affirmer leur choix quand on veut leur dénier, affirmer leur liberté aux islamophobes) … et parfois rien de plus qu’un vêtement qui gagne du temps au moment de sortir (oui, si comme moi tu n’as pas l’âme d’une reine du shopping, le niqab ça peut le faire aussi le matin pour déposer les enfants à l’heure).
Je mets un peu les mêmes choses dans mes rapports avec ma médaille de baptème : cela fait bien longtemps que je suis en dehors de toute religion (plus globalement que j’ai choisi d’éviter toute association avec un groupe qui m’expliquerait ce que je dois croire et penser ^^) … pourtant je porte encore souvent ma médaille de baptème offerte par ma grand-mère sur la chaîne offert par mon parrain avec le pendentif de coeurs entrelacé, premier cadeau de mon associé de vie : la famille, les souvenirs, un rappel du chemin que j’ai suivi, des choix que j’ai fait (mon conjoint et moi sommes « mariés de coeur » mais pas « légalement ») etc.
Ma tenue de « base » jeune adulte comportait un décolleté généralement prononcé, chose que je ne porte plus autant depuis que mes enfants sont nés … la personne qui irait associé ce changement vestimentaire à « un collier d’esclave » que je me serais mis se ferait rire au nez par vous « Le Chat » sans aucun doute … alors pourquoi supposer les raisons des personnes au nom d’une universalité magique ?
Pour moi, par exemple, ma démarche féministe au quotidien vise à permettre au plus de personnes de pouvoir faire des choix par et pour elles-mêmes dans leur singularité et leur diversité sans se limiter à des préjugés binaires en les poussant à questionner les » c’est comme ça », les « je ne peux pas », les « ilelle ne peut pas », en plaçant des pourquoi et des « et si … » dans les pratiques des professionnels là où ça chatouille. Je doute que ce soit la votre exactement, ou celle de d’autres lecteurs de ce blog exactement … parce que chacun a un quotidien et un parcours et que ce que l’on va trouver dans et par une démarche féministe ne seront pas les mêmes objectifs, pas forcément vers le même type de société en tête parce que les vécus et difficultés rencontrées n’auront pas été les mêmes. Tout comme une personne qui s’est intégrée sans problème dans le système scolaire n’aura pas la même vision de ce que peut ou pas être « apprendre » que celle qui ne rentrait pas dans le moule par exemple.
Quand on commence à me claquer comme un fouet du « valeur universelle », ça a tendance à résonner comme » valeur imposée, uniforme ». mais je fais peut-être erreur sur ce que vous mettiez derrière « Le Chat ».
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Il n’y aurait de valeurs universelles que celles venant de l’Occident ?
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Les valeurs dites universelles de l’Occident ne sont pas exclusivement occidentales. Elles prennent pour la plupart leur origine dans le bassin méditerranéen et le moyen-orient. Entre deux massacres, on a échangé beaucoup d’idées au cours des siècles.
Que le voile puisse avoir perdu la dimension symbolique que les religions du livre ont voulu lui donner et être devenu un signe culturel qui relève plus d’une tradition au même titre que la médaille de baptême ou la cuisine familiale, une marque de coquetterie ou une façon d’afficher sa différence au même titre qu’un piercing, je n’en doute pas et m’en félicite. C’est lorsque que l’on reprend explicitement l’instrumentalisation qui en a été faite par les religions du livre, que j’ai un problème.
« Je veux pourtant que vous sachiez ceci : le chef de tout homme, c’est le Christ ; le chef de la femme, c’est l’homme ; le chef du Christ, c’est Dieu. 4 Tout homme qui prie ou prophétise la tête couverte fait affront à son chef. 5 Mais toute femme qui prie ou prophétise tête nue fait affront à son chef ; car c’est exactement comme si elle était rasée. 6 Si la femme ne porte pas de voile, qu’elle se fasse tondre! Mais si c’est une honte pour une femme d’être tondue ou rasée, qu’elle porte un voile ! 7 L’homme, lui, ne doit pas se voiler la tête : il est l’image et la gloire de Dieu ; mais la femme est la gloire de l’homme. 8 Car ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme, 9 Et l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. 10 Voilà pourquoi la femme doit porter sur la tête la marque de sa dépendance, à cause des anges. » Première épître de saint Paul aux Corinthiens, 11 : 2-16
Les catholiques qui mettent un fichu sur leur tête avant d’entrer dans une église ignorent pour la plupart totalement la symbolique que Saint Paul attachait à ce bout de tissu et à vrai dire, l’opinion de St Paul sur le sujet les laisse probablement totalement indifférente. Maintenant supposons que dans le cadre de la résurgence d’un intégrisme chrétien que l’on peut observer aujourd’hui, un illuminé décide de refuser l’accès à l’église et voue à l’enfer les femmes qui refuseraient de porter le voile au nom de l’épître de Saint Paul, porter ou non le voile deviendrait un enjeu d’une toute autre natures pour les catholiques et les autres.
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Je suis un mec. Athée, et, je l’avoue, mal à l’aise face à la pensée religieuse, peut-être même un peu effrayé parfois.
Et j’en ai marre de ces histoires de voile.
Pas marre de voir, par ci, par là, des femmes voilées d’une façon ou d’une autre.
Mais marre de la haine et des fantasmes que ça suscite.
Marre des agressions, des réactions absurdes, des exclusions stupides.
Marre de voir des personnes qui, par ailleurs, me semblent intelligentes et cultivées, perdre toute capacité de nuance et de réflexion dès lors que le voile s’en mêle, quitte à sombrer dans l’islamophobie la plus crasse.
Marre enfin de voir le voile servir d’excuse (fausse) au sexisme et au racisme.
Du coup, alors que, au contraire, je devrais être le premier à réagir (bêtement) négativement, je me retrouve, encore et toujours, à prendre la défense du voile et à m’engueuler avec mes proches. Et ça me fatigue, alors que je suis la dernière personne concernée.
Tout ça pour dire que, si j’en suis là, je ne comprends vraiment pas comment font les femmes voilées pour tenir, alors qu’elles se prennent en plus les regards, les commentaires, les agressions, en quantité qui plus est. S’il y en a qui me lisent, je ne peux que leur transmettre mon respect et mes encouragements les plus sincères.
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Merci pour ce compte-rendu sur ce livre que je vais tenter de lire !
Je pars du principe que les femmes doivent avoir le droit de se vêtir comme elle l’entendent. Nul ne peut contrevenir à cette liberté fondamentale…
Malheureusement, j’ai l’impression qu’aujourd’hui en France on nie aux femmes musulmanes cette liberté pourtant essentielle…
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