Aux origines du genre (2): comment le genre devient-il féministe?

Dans le premier billet de cette série, j’ai évoqué l’invention du concept dans les milieux des médecins et sexologues étatsuniens dans les années 1950-1960. Le genre est alors défini de manière purement psychologique: il s’agit pour ces médecins de séparer le sexe (biologique, naturel) du genre qui, pour le Dr Robert Stoller, équivaut à l’identité de genre:

sexe (état de mâle et état de femelle) renvoie à un domaine biologique quant à ses dimensions – chromosomes, organes génitaux externes, gonades, appareils sexuels internes (par exemple, utérus, prostate), état hormonal, caractères sexuels secondaires et cerveau; genre (identité de genre) est un état psychologique – masculinité et féminité. Le sexe et le genre ne sont nullement nécessairement liés. (Stoller 1985)

De cette invention médico-psychologique, on a tendance à retenir l’expérience menée par le Dr Money sur Bruce/David Reimer (je vous renvoie à mon premier billet pour les détails de cette expérience). Elle est utilisée par les antigenre pour accuser les personnes utilisant le concept de « genre » de tous les maux, en particulier de pédophilie, et pour rejeter d’un bloc ce concept. Pourtant il s’agit là d’un contresens complet. J’ai montré en effet que Money, comme ses collègues, est animé d’une visée normalisatrice: pour lui, il s’agit de faire correspondre à tout prix (une vision extrêmement réductrice et normée du) sexe et genre. Le petit Bruce Reimer a souffert d’un accident ayant irrémédiablement endommagé son pénis: il ne peut donc, pour Money, grandir comme un garçon puis un homme « normal », puisqu’il ne possède pas l’appareil génital qui doit correspondre à ce genre. La solution? Procéder à une castration complète, remodeler son sexe pour qu’il corresponde à celui d’une fille, et l’élever comme tel·le (pour Money, l’identité de genre ne se fixe pas avant l’âge de 3 ans, après quoi elle ne peut absolument plus évoluer). Cette expérience est une exception: les travaux de Money portent d’habitude sur les enfants intersexes. L’objectif est, là aussi, de résoudre toute ambiguïté sexuelle en façonnant à la naissance le sexe des enfants nés avec une ambiguïté sexuelle, dans un sens ou dans l’autre (mâle ou femelle), afin que l’enfant soit ensuite élevé sans ambiguïté dans une identité ou dans l’autre. Les procédures qu’il met en place jouent un rôle fondamental dans le traitement réservé aux enfants intersexes jusqu’à aujourd’hui.

Mais voit-on les militant·es antigenre se battre aux côtés des personnes intersexes pour que cessent ce que ces dernières considèrent comme des mutilations? Evidemment que non. Ce que les militant·es antigenre ne semblent pas comprendre, c’est qu’illes se trouvent en fait du côté de Money, c’est-à-dire d’une vision normative et binaire du sexe et du genre, qui ne tolère ni ambiguïté, ni transgression.

On voit donc que les origines du genre sont en fait loin, très loin, des usages actuels du concept. Que s’est-il passé entre-temps? Comme le genre est-il passé du discours médico-psychologique au discours féministe? Quelles adaptations cela a-t-il nécessité, et comment le concept a-t-il évolué par la suite?

L’appropriation féministe

Le concept est employé pour la première fois par Money en 1955, et la distinction sexe/genre est approfondie dans Sex and Gender de Stoller publié en 1968. Quatre ans après paraît un ouvrage au titre proche, fondateur pour les études de genre, qui marque aussi un tournant pour le féminisme: Sex, Gender and Society, de la sociologue britannique Ann Oakley. Le concept, en plus de traverser l’Atlantique, se déplace alors de la médecine à la sociologie; mais Oakley s’appuie bel et bien sur les premières théorisations du genre. Elle part de la « base biologique du sexe » pour évoquer ensuite les rapports entre sexe et personnalité, sexe et intellect, sexe et rôles sociaux, et pour en arriver enfin à la distinction conceptuelle entre sexe et genre.

Elle ne se contente néanmoins pas de reprendre le concept, elle lui fait subir trois modifications majeures:

    déplacement de la marge vers le centre: alors qu’en médecine, il s’agissait de rendre compte de cas-limites, de dissociations considérées comme pathologiques entre sexe et genre, Oakley cherche quant à elle à comprendre le fonctionnement du genre dans la société en général;
    abandon (apparent) de la dimension normative au profit de la dimension politique: il ne s’agit plus de faire correspondre sexe et genre à tout prix, il n’existe pas de « bonne » et de « mauvaise » sexuation. Le genre, pour Oakley, est à la fois du côté du psychologique et du social; sexe et genre ne sont pas forcément corrélés, mais il n’y a pas de mal à ça. Oakley radicalise les conclusions de médecins comme Money et Stoller: la classification sociale en « féminin » et « masculin » est pour elle d’ordre purement culturel, ce qui signifie que cette classification n’est pas immuable: elle est modifiable par l’action politique.
    le genre devient un concept social, politique mais aussi heuristique: il permet de comprendre des faits sociaux et de révéler des fonctionnements qu’on n’avait jusque-là pas les outils pour décrire. On peut analyser la façon dont les représentations sociales autour du genre (l’imaginaire, les émotions, les valeurs qu’on y attache) produisent des inégalités sociales concrètes.

Malgré ces trois déplacements majeurs, Oakley reste fortement redevable des travaux de médecine sur le genre. Pourtant, à la même époque, ces travaux commencent à être critiqués d’un point de vue féministe.

La critique féministe des origines du genre

En 1972, la même année que le livre d’Oakley, paraît un livre de Money et Ehrardt intitulé Un homme et une femme; un garçon et une fille. Ce livre est reçu de manière très critique par certaines féministes, qui dénoncent la vision stéréotypée de la masculinité et de la féminité véhiculée par Money et Ehrardt. Ces féministes montrent aussi que les deux médecins confondent le fait de se sentir fille ou garçon avec le rôle sexuel (les caractéristiques sociales attachées aux deux sexes) et le désir sexuel (l’orientation sexuelle). Pour la chercheuse Ilana Löwy,

La distance entre, d’une part, les travaux qui présentent le genre comme l’identité profonde d’un individu (core identity), fixée une fois pour toutes dans la petite enfance, et, d’autre part, les recherches centrées sur le genre comme une identité sociale imposée de manière arbitraire aux corps sexués, cette distance fut mise en avant par le mouvement féministe à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Ce mouvement, puis celui des homosexuels, ont radicalement modifié la perception de la division entre sexe et genre. (Löwy 2006 : 97)

La critique des origines du genre passe notamment par la remise en cause d’un partage sexe/genre qui serait équivalent au partage nature/culture. Dans cette vision du genre, aujourd’hui très datée, le sexe est du côté du naturel et donc intouchable, inquestionnable. Je suis revenue en détail sur cette question très complexe dans un billet intitulé « Quels sont les rapports entre sexe et genre?« . Toujours dans les années 1970, même si elles n’utilisent pas le concept de genre, les féministes matérialistes françaises critiquent le socle biologique de la différence des sexes et le rôle de l’idéologie naturaliste (essentialiste) dans le sexisme (cf. les travaux de Nicole-Claude Mathieu, Colette Guillaumin, Christine Delphy notamment).

Plusieurs travaux féministes sur le genre reviennent précisément sur l’héritage médico-psychologique du concept pour le critiquer. La critique la plus importante est produite par la biologiste et professeure d’études de genre Anne Fausto-Sterling dans Corps en tous genres (Sexing the Body, paru en 2000, traduit en français en 2012). Elle montre que Money et ses partisans se trouvent dans une « impasse idéologique »: ils opèrent les corps des enfants intersexes en se fondant sur l’idée que le sexe est malléable et peut être rendu binaire (soit mâle, soit femelle). Mais en faisant cela, ils montrent en fait que le sexe n’est pas binaire: ils cherchent à faire rentrer des corps « hors-normes » dans un cadre strictement duel parce qu’ils se fondent sur une idéologie du sexe qui ne tolère pas d’autre option. Or pour Fausto-Sterling, c’est ce concept de sexe qui pose problème: il ne permet pas d’envisager la diversité des corps et la complexité du processus de sexuation. Pour rendre compte à la fois de cette diversité et de cette complexité, elle propose d’envisager le sexe comme un continuum entre le femelle et le mâle plutôt que comme une alternative stricte.

Pour résumer, s’il faut bien rendre à César ce qui est à César et à Money l’invention du concept de « genre », on ne peut cependant pas comprendre son utilisation actuelle en se fondant uniquement sur les premiers travaux médicaux sur ce concept. Les théoriciennes féministes et les chercheur·es sur le genre voient dès les années 1970 l’intérêt d’un concept permettant de penser la construction sociale de la différence des sexes; mais pour l’appliquer à des faits sociaux (et non psychologiques) et lui donner une orientation politique, il a été nécessaire de modifier considérablement le concept original, si bien que le genre tel qu’on l’entend actuellement n’a plus grand-chose à voir avec le genre dont parlent Money et Stoller au tournant des années 1960. Dans mon prochain billet, j’évoquerai des travaux datant d’avant cette période qui permettent aux féministes d’opérer un tel déplacement et de s’approprier le concept.

Références citées

FAUSTO-STERLING Anne, [2000] 2012, Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, La Découverte.
LOWY Ilana, 2006, « Intersexe et transsexualités: Les technologies de la médecine et la séparation du sexe biologique et du sexe social », Cahiers du genre, n° 34, p. 81-104.
MONEY John et EHRHARDT Anke, 1972, Man & Woman, Boy & Girl: the Differenciation and Dimorphism of Gender Identity from Conception to Maturity, Baltimore, Johns Hopkins University Press.
STOLLER Robert, [1985] 1989, Masculin ou féminin? (titre original: Presentations of Gender), trad. Y. Noizet, Paris, PUF.

4 réflexions sur “Aux origines du genre (2): comment le genre devient-il féministe?

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