Il existe une tendance, dans le féminisme contemporain, à parler des revendications féministes – et donc à les justifier – en termes de choix. Je reconnais avoir beaucoup employé cette rhétorique moi-même, notamment à propos du port du voile pour les femmes musulmanes. Je suis farouchement en faveur du droit de ces femmes à décider de porter ou non le voile, mais réduire ce droit à un simple choix pose un problème majeur : cela revient à faire dépendre de l’individu une décision qui n’est jamais purement personnelle, mais qui s’inscrit dans un cadre précis et contraignant. En France, par exemple, la décision de porter ou non le voile est conditionnée par l’existence d’une islamophobie ambiante, d’agressions visant particulièrement des femmes voilées, d’une rhétorique républicaine confondant laïcité et suppression de toute marque religieuse (si la religion concernée est l’islam), etc. Mais elle est aussi conditionnée par l’environnement social et familial, l’éducation, l’appartenance à une culture plus ou moins traditionnaliste, les pressions éventuellement exercées, dans un sens ou dans l’autre, par l’entourage. Autrement dit, il ne s’agit jamais simplement d’un choix exercé en toute liberté par l’individu : ce choix est déterminé par des facteurs d’ordre social et politique, en plus des facteurs religieux (la croyance, par exemple, que les femmes musulmanes ont un devoir sacré de se couvrir).
Or qu’est-ce qu’on oppose à Laurence Rossignol critiquant la « mode pudique » ? Le choix des femmes à porter ou non le voile. Ce qui conduit la ministre à une démonstration d’islamophobie et de racisme, où elle compare le choix de porter le voile à celui des « nègres américains » de soutenir l’esclavage. Cette comparaison a déjà été largement critiquée, je n’y reviens pas ; simplement, je remarque que Laurence Rossignol tombe dans l’excès inverse de celui que je critique. Au lieu de réduire, comme le font tant de féministes, un droit à un choix, elle nie la possibilité même, pour les femmes musulmanes, de faire un choix éclairé en faveur du port du voile. Tout « choix » ne serait alors qu’une illusion de liberté, puisque les femmes musulmanes seraient entièrement déterminées par un contexte misogyne où elles seraient amenées à s’approprier ce qui ne profiterait, en fait, qu’au patriarcat.
Reprenons : en quoi consiste exactement cette rhétorique du choix, et pourquoi a-t-elle autant de succès ? La journaliste Hadley Freeman a parfaitement résumé le problème dans un article récent où elle critique les utilisations actuelles du mot empowerment [« le fait de donner du pouvoir à des personnes qui en sont privées »]. Elle explique qu’au sein de la « 4ème vague » du féminisme a émergé l’idée suivante :
Juger d’autres femmes parce qu’elles choisissent de faire quelque chose – n’importe quoi – est en soi anti-féministe, parce que ces femmes ont fait leur choix et agissent par conséquent de manière féministe. Le mot empowered a trouvé un nouvel élan et les femmes vivant leur vie en fonction de leurs propres choix et de leurs désirs sont décrites comme « self-empowered ». Le « féminisme du choix » remplace le « féminisme consumériste », mais les deux reviennent finalement au même : si une femme fait quelque chose de son propre gré – qu’il s’agisse de faire du pole dancing ou d’acheter des chaussures – alors il s’agit d’un acte féministe. Et plus que jamais, ce n’est pas du féminisme qu’il s’agit, mais de donner du pouvoir à la femme en tant qu’individu.
La dernière phrase est essentielle, et me reconduit à mon idée de départ : parler de choix oblige à se placer à l’échelle de l’individu, dont on suppose qu’il ou elle est en mesure d’exercer son libre-arbitre pour prendre des décisions personnelles sur la conduite de sa vie. Or d’où vient la rhétorique du choix dans le discours féministe ? Du débat sur l’avortement, plus spécifiquement de la réaction à l’étiquette pro-vie brandie par les opposant·es au droit à l’avortement. Cette étiquette s’inscrit dans la perspective selon laquelle l’avortement est en réalité un meurtre. Il s’agit donc d’imposer un cadrage bien particulier au débat, où des pro-vie s’opposeraient à des anti-vie. Pour résister à cette tentative de réduire ainsi le débat, les féministes ont créé une autre étiquette : pro-choix. Deux camps de « pro », correspondant à deux idéologies, s’opposent donc : les pro-vie et les pro-choix, l’IVG comme crime ou l’IVG comme droit. Cette opposition spécifique vient du débat étatsunien sur l’avortement, et s’est ensuite répandue ailleurs dans le monde. Or si vous êtes, comme moi, une avide consommatrice de séries venant des USA, vous aurez peut-être remarqué la manie qui consiste à présenter les parcours de vie en termes de « bons » et de « mauvais » choix. D’anciens criminels expliqueront ainsi qu’ils ont fait de « mauvais choix » qu’ils regrettent ; les gentils nous expliquent quant à eux sur un ton sentencieux que tout est une question de « bons » et de « mauvais » choix qui déterminent le cours de notre vie. Je suis toujours très agacée par cette idée qui fait complètement fi de décennies de recherches en sciences humaines, politiques et sociales, qui nous ont appris que le sujet individuel n’était pas aussi libre qu’il le croyait et était au contraire inscrit dans des situations bien précises et parfois soumis à des mécanismes qui le dépassent. Je ne parle même pas de la force de l’inconscient, qui empêche le sujet d’être « maître dans sa propre demeure ». Bref, il s’agit là d’une vision simpliste et naïve du monde.
Or le succès du cadrage féministe du débat sur l’avortement entre pro- et anti-choix (un cadrage qui reste utile) a conduit, il me semble, à appliquer le même cadrage d’abord à toutes les revendications féministes, puis à toutes formes d’actes exercés par des femmes. Qui dit choix dit exercice de son libre-arbitre et forme d’empowerment ; s’opposer à ce choix serait alors, automatiquement, un acte anti-féministe. Cette glorification du choix de l’individu s’oppose aux raisonnements d’ordre politique. Une autre comparaison peut permettre de comprendre ce problème : le fait de rapporter des déclarations comme « les Noirs sont paresseux » ou « les homosexuels ne devraient pas avoir le droit d’adopter » à de simples opinions. S’il ne s’agit que d’une opinion, alors aucun problème avec de telles déclarations, n’est-ce pas ? Chacun·e a le droit d’exprimer son opinion en démocratie, n’est-ce pas ? Or rapporter de telles déclarations à des « opinions » conduit à les vider de leur contenu politique. Toutes les « opinions » ne sont pas égales, et certaines sont passibles de sentences pénales, pour la simple et bonne raison qu’il ne s’agit pas que d’ « opinions » individuelles et inoffensives mais de manifestations de systèmes de discriminations qui se nourrissent des préjugés et de la peur de tout ce qui ne nous ressemble pas. Ce qui est en jeu, ce n’est pas que l’avis, soi-disant neutre et indépendant, d’un individu en particulier, mais la façon dont cet avis s’insère dans un système de pensée et de discriminations actives. Le problème est, au fond, exactement le même avec la rhétorique du choix. Tous les choix ne se valent pas, et faire un choix ne signifie pas automatiquement que ledit choix échappe à toute critique et à toute pensée politique. Ce n’est pas ainsi que nous parviendrons à aller de l’avant.
Nos adversaires ont alors beau jeu de considérer les formes contemporaines de féminisme comme une espèce de néolibéralisme centré sur l’individu et ses choix. Ils ont beau jeu de détourner nos arguments pour caricaturer les identités trans en les ramenant au choix d’être homme ou femme : il est inacceptable, disent-ils, de considérer que l’on puisse se lever un matin et décider d’être une femme. Jamais personne n’a évidemment revendiqué une telle chose, mais ils font semblant de nous prendre au mot et d’appliquer notre logique à toutes les revendications liées au féminisme, aux sexualités et au genre ; idem pour les homophobes qui parlent de l’homosexualité comme d’un choix de style de vie.
Il ne s’agit donc pas simplement de changer de termes pour parler des mêmes choses. Il faut selon moi prendre vraiment le temps de réfléchir aux implications de cette rhétorique du choix. Et il ne s’agit surtout pas de jeter les revendications concernées avec l’eau du bain – au contraire : je pense que ces revendications auront beaucoup plus de poids si on les considère en termes de droits plutôt qu’en termes de choix. Pour revenir sur les exemples que j’ai pris, je défends le droit des femmes à porter ce qu’elles veulent et à mettre fin à une grossesse non-désirée ; je défends le droit de vivre au grand jour son identité de genre et sa sexualité, le droit d’épouser qui l’on veut et d’adopter des enfants quelle que soit notre orientation sexuelle. Ou pour le dire autrement, je défends le droit au choix, c’est-à-dire que je me bats pour que l’exercice des droits de tou·tes soit possible, sans discrimination d’aucune sorte. En réorientant ainsi notre action et notre discours, on sera en mesure d’insister sur le fait que le féminisme n’est pas une somme de choix individuels émancipant des sujets isolés, mais un combat collectif pour l’autonomie et les droits de toutes.
Merci, c’était intéressant 🙂
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Bonjour, Genre!
🙂
Un grain de sel au sujet du « choix » des trans’ : c’est précisémment parce que nous n’avons pas le choix de notre identité de genre (comme tout le monde, au fait …) qu’il est crucial d’avoir le droit de la vivre librement. Nous avons effectivement à poser un acte de liberté, dès en amont de la revendication politique, qui est le choix d’assumer pleinement ce que nous vivons comme une nécessité, d’y acquiescer, et c’est ainsi que nous nous référons aux Droits Humains qui n’existent que dans la pratique à vocation universelle du respect mutuel, indissociable du respect de soi-même … On est loin d’une conception arbitrale ou consumériste de la liberté, c’est beaucoup « mieux » que ça …
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Article très intéressant !! Néanmoins, même si je comprends la critique du « tout choix’ en quoi le simple fait de penser en terme de droit et non de choix, ou plutôt de « droit au choix » change concrètement, en réalité ? ça veut dire que quoi qu’il en soit on milite juridiquement / politiquement pour le « tout choix », de la part du système, mais on se réserve une attitude critique sur ces choix en interne ? (je vais bien relire je vais peut être comprendre lol)
Bonne soirée
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Article hyper intéressant, comme toujours ! Merci.
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Je confirme.
Les transphobes (notamment les féministes transphobes) s’imaginent toujours que nous choisissons notre genre. Que nous voulons être autre chose (mais qu’on ne l’est pas vraiment).
Exemple : une personne agenre et AFAB aurait choisi d’être agenre mais resterait une femme, une femme trans = un homme qui a choisi d’être une femme (mais reste un homme), etc.
Ce qui leur permet ensuite de prêter toutes sortes de motivations négatives à ce « choix » imaginaire et donc de cracher sur les personnes trans tout en invalidant leur identité.
Toute cette rhétorique justifie ensuite que ces féministes transphobes soutiennent la loi transphobe sur les WC publics aux USA, excluent les femmes trans (et les autres trans)…
Et la rhétorique du choix est centrale aussi dans l’homophobie, la biphobie (ok t’es bi c’esr bien joli mais à un moment faut choisir), l’acephobie…
Un exemple c’est la remarque (sur les trans homos, disons un mec trans gay)
« Pourquoi t’as voulu être un mec si c’est pour être gay ? Tu aurais pu sortir avec des mecs en tant que femme hétéro ».
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Ce sont d’intéressant arguments que vous présentez là. Je vais essayer d’y réagir de la façon la plus respectueuse possible. Je pense que ce n’est pas le fait de penser que ce soit un «choix» que critiquent les féministes radicales dans la rhétorique des trans, ce qu’elles critiquent sont plutôt le fait que la simple déclaration d’un «sentiment» d’appartenir à tel ou tel genre suffit à imposer à toute la société à reconnaitre ce sentiment comme une vérité (si on ne le fait pas, les trans disent qu’on nie carrément leur existence au complet ! C’est dire le niveau d’identification et la force de ce sentiment, force que je ne nie pas) Ensuite elles critiquent la notion même de genre comme norme sociale, alors que les trans la défendent, avec en plus le droit d’adhérer à la norme féminine ou masculine. En ce sens les revendications trans me semblent opposées à celles des féministes.
Étant donné que personne ne peut vérifier la vérité d’un sentiment personnel, comment donc le distinguer d’un simple choix ?
De ces critiques découlent les critiques suivantes :
– Le fait d’accepter quiconque se déclare femme dans les groupes non-mixtes destiné à protéger les femmes, cela annule leur sentiment de sécurité et rend ces groupes inutiles.
– Le fait que les trans H vers F non opérés réclament l’accès au corps des lesbiennes, alors même que celles-ci ne sont pas attirées par les corps masculins.
– La distorsion de réalité : il est désormais impossible de dire qu’un pénis est masculin et un vagin est féminin sous peine d’être transphobe
– La censure (parfois violente) de quiconque critique les trans ou leurs agissements, ou même veut aborder le sujet de troubles causés par certains trans.
Encore une fois il ne s’agit pas de monter les trans contre les féministes, car dans le fonds le seul vrai ennemi dans l’histoire, c’est le patriarcat.
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« il ne s’agit pas de monter les trans contre les féministes »: vous vous appliquez pourtant avec beaucoup d’efforts à monter les féministes contre les personnes trans.
J’ai hésité à laisser passer ce commentaire, ne serait-ce qu’à cause de l’idée que « les trans H vers F non opérés réclament l’accès au corps des lesbiennes, alors même que celles-ci ne sont pas attirées par les corps masculins ». Le droit des personnes trans à exister et à leur sexualité n’est pas, selon moi, un objet de débat: je n’ai donc pas l’intention de me lancer là-dedans. Si certain·es trouvent ce commentaire transphobe, je le supprimerai sans hésitation.
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Le fait est qu’il est moralisateur, et la morale est le fond de commerce des transphobes complexés (les décomplexés insultent directement ou agressent physiquement). Nous « attentons » en fait à la civilisation. Certes nous ne pouvons proUver un « sentiment », c’est une donnée de conscience émminemment subjective, comme est subjective la tentation suicidaire quand le process de transition s’avère impossible. (On ne peut non plus prouver qu’on n’a jamais assassiné personne, chose qu’on est TOUJOURS seul-e à savoir, en fait, et c’est la base de la présomption d’innocence). Si l’auto-affirmation ne suffit pas, alors on justifie l’ordre moral, les experts psychiatres, les tribunaux qui empêchent le changement d’état civil etc.
Bref, oui, ce comm’ est transphobe …
🙂
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Pour répondre à trolldejardin, d’abord, non, les féministes radicales ne s’imaginent pas que les trans choisissent leur genre. La question ne se pose pas ainsi. La question est : qu’est-ce que le genre ? Et c’est là qu’il y a un profond désaccord politique : pour vous, le genre est une chose que l’on ne choisit pas, qui est présente tout au fond de son être, c’est un sentiment et/ou une identité ; pour les féministes radicales, le genre est un construit, nous est imposé par la société et est un moyen d’oppression. De là découlent deux perspectives de changement/révolution sociale : l’une où il faut permettre à chacun.e de vivre son genre comme iel l’entend, l’autre où le genre, et le sexe avec, est une chose à détruire. En gros, il faut choisir entre rajouter des cases en plus de F et M et supprimer toutes les cases, y compris et surtout F et M.
C’est également à cause de ce désaccord politique que des femmes rejettent le terme de cis : considérant que le genre nous est imposé, il y a dans l’idée que nous sommes cis, donc « en accord avec notre genre assigné à la naissance », quelque chose que nous ne pouvons pas accepter alors même que ce genre est un moyen d’oppression. Ce genre assigné à la naissance, nous voulons le détruire, alors nous imposer de devoir en être contentes, je trouve ça assez malvenu.
Pour répondre à Genre!, je trouve cela très dépolitisant de réduire une critique politique à de la transphobie. De plus, le commentaire de trolldejardin est selon moi légèrement anti-féministe, mais cela n’est jamais questionné. Je ne nie pas qu’il y a des féministes transphobes, mais d’après mes informations, ce ne sont pas les seules et je trouve ça toujours marrant comme elles sont les seules visées par les accusations de transphobie.
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Donc la transphobie n’est pas politique? Ah.
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Merci pour ce post trolldejardin !
J’étais plutôt d’accord avec la phrase de mauswiesel « pour vous, le genre est une chose que l’on ne choisit pas, qui est présente tout au fond de son être, c’est un sentiment et/ou une identité ; pour les féministes radicales, le genre est un construit, nous est imposé par la société et est un moyen d’oppression ».
Après lecture de ton post je crois que je comprends mieux pourquoi cette opposition est réductrice et simpliste.
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Pour répondre à mon tour, j’aurais pour ma part tendance à dire que cet avant dernier post ne résout pas le problème de cette double interprétation du genre. Jamais n’est mis en cause que ce à quoi une personne s’identifie est, parce que c’est un construit social dans une société patriarcale, une identification orientée de manière elle-même patriarcale et certainement pas neutre. Reconnaître que le genre est un construit social c’est reconnaître que cela dépasse l’individu. En faire une identité c’est, selon moi, mettre en avant que cela peut s’intellectualiser de manière immanente, ce qui relève pour moi soit de l’essentialisme, soit de l’intériorisation de stigmates, qui ultimement desservent plus qu’elles ne servent.
Ensuite, malheureusement, les transpolitiques ne se marient pas toujours bien avec les droits des femmes. C’est certainement plus au cas par cas que par opposition franche, mais le fait est que parfois, les droits des trans se font en opposition avec ceux des femmes (certains cas dans des prisons viennent en tête, même si bien sûr, ce sont des choses très spécifiques). En fait c’est exactement ce qui était en question entre certaines lesbiennes et certaines personnes trans. Pour parler crûment, que des femmes trans soit attirées par des lesbiennes ne devraient pas, selon moi, faire que ces dernières devraient spécialement accepter les dites trans comme partenaires sexuelles ; dire que c’est est de la transphobie que de refuser des interactions sexuelles avec des personnes trans, revient pour moi à justifier des abus (il faut laisser les trans – même pre-op – rentrer dans le slips des lesbiennes sinon c’est de la discrimination ?), si ça ce n’est pas de l’entitlement je ne sais pas ce que c’est… Critiquer des personnes trans ne devraient pas être par défaut réduit à de la transphobie, sinon c’est juste une vision essentialiste qui voudrait qu’une personne exprime naturellement la parfaite vérité de sa condition, ce qui est absurde (et démentie par le fait qu’il y a de nombreuses voix discordantes parmi les personnes trans).
Sur le cas de l’auto-détermination par exemple, certaines personnes trans en sont justement critiques (http://misskoala.canalblog.com/archives/2015/02/03/26047494.html).
Quand aux solutions long-terme / court-terme, le problème c’est que ces solutions à court-terme légitiment de fait le système en cherchant des compromis et sont donc en opposition avec sa destruction à long terme. Rajouter des cases au M/F sans s’attaquer au problème de la domination, ne résoudra rien, c’est confondre binarité (qui n’est pas en soit la source du problème) et domination. On peut bien avoir huit ou dix genres différents sans remettre en cause la domination (cf un parallèle à faire avec la domination raciale en Nouvelle-Espagne). Donc à ce niveau là, on ne peut pas tirer la corde aux deux bouts en espérant faire avancer les deux buts, radicalité et libéralité ne vont pas ensemble, pas ainsi en tout cas. Dire qu’il faut plus de genres n’est pas compatible avec le fait de dire que le genre est un problème est la source du Patriarcat et donc à détruire.
Mon royaume pour un pavé j’imagine…
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Merci pour cet article précis et pédagogue, c’est un bel outil d’ « empowerment » collectif.
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L’exemple du voile prête à ambiguïté – il est à étendre au port d’une perruque chez les juives pratiquantes. A la base, nul autre que l’époux ne doit pouvoir voir la chevelure de l’épouse. L’explication plus couramment fournie par les musulmanes est qu’elles portent le tchador, le hilab, la burkah, en signe d’adoration de Dieu.
Dira-t-on qu’il s’agit d’un libre choix, ou que ce choix est conditionné par la religion dont la personne est pratiquante ?
Pour mieux comprendre, il convient de s’en remettre au symbolisme de la chevelure comme attribut solaire dans les traditions méditerranéenne et orientale, et l’idée de féminité séductrice qui y est liée. La chevelure rasée, ou coupée très court des religieuses catholiques, nouée des femmes méditerranéennes qui sont liées à un homme, nouée en signe de deuil, dénouée lorsqu’elles se veulent « libres » comme dans une approche de séduction (comme de représentation) – tradition profondément ancrée en ce qu’elle se transmet de mère en fille, et que l’on observe autant en Espagne, en Italie que dans le sud de la France, particulièrement chez les femmes de Marseille qui sont issues de lignées latines, orientales, gréco-turques, ainsi que chez les femmes manouches.
Ce rapport particulier à la chevelure mérite d’être compris et envisagé si l’on ne veut pas se perdre dans des raisonnements ambigus sur le port du voile.
Le choix se posera dans le désir d’intégrer une communauté, une culture qui est celle du pays hôte, en renonçant au voile sans renier pour autant sa foi – sachant que les hommes musulmans sont majoritairement vêtus à l’européenne, à l’exception de la petite toque blanche, symbolisant la voûte céleste, qui marque le passage obligé au pélerinage de la Mecque (hajj). Ou alors, il s’agit de témoigner d’une identité, là encore il s’agit d’un choix, quitte à se distancer du groupe, au risque d’une stigmatisation.
Ayant grandi dans un quartier cosmopolite dans les années soixante, je voyais les mères de mes camarades d’origine arabe habillées à l’occidentale – seules les Gitanes manouches d’un certain âge portaient une sorte de châle noué dans leur chevelure – et ce faisant, elles entretenaient les meilleurs rapports avec les personnes natives des deux sexes. Le port affirmé du voile, qui est un phénomène assez récent, s’il procède effectivement d’un choix, marque aussi la distance à l’égard des usages en vigueur dans le pays hôte. Et c’est ce qui à mon sens pose problème, et risque d’en poser davantage dans les temps à venir.
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J’arrive plusieurs mois après la publication de l’article, mais bon, faisons l’hypothèse que la discussion n’est pas limitée dans le temps. Ça paraît raisonnable comme hypothèse.
(1) Quelques indications «contextuelles», pour commencer: disons, quelques indications préliminaires sur ma propre démarche intellectuelle et personnelle (parce que ce serait curieux de ma part de me présenter comme «féministe» intellectuellement si ça n’avait aucun effet sur ma propre vie et mes propres actions). Comme vous, je suis un jeune chercheur (même tranche d’âge), mais en philosophie, et sans forcément prétendre être un militant féministe (en tout cas, pas dans un cadre associatif, mais pour bien faire il faudrait que je fasse l’expérience moi-même pour savoir si c’est un cadre où je me sens «à ma place»), disons que je suis sensible à ces questions, et que même si je ne sais pas exactement quel peut être mon statut («compagnon de route», «homme qui se tient à côté des femmes qui luttent en s’efforçant de ne pas prendre leur place», ou autre chose; et je sais que c’est un sujet de débat assez compliqué), je pense pouvoir me présenter comme féministe ou assimilable à un-e féministe.
En revanche, en tant que chercheur, je ne travaille pas directement sur les questions de genre et de féminisme, même si je puise à l’occasion dans les recherches sur le genre pour examiner de façon critique mes propres positionnements théoriques. En l’occurrence, une partie assez importante de mes recherches (qu’il faudra que je mette en ordre et que je publie un jour: des recherches qui restent «coincées» dans des cahiers ou dans des documents qui circulent très peu, ce ne sont pas encore des recherches abouties, mais passons) porte sur la notion de responsabilité et son univers conceptuel: choix et liberté, mais aussi environnement, détermination ou conditionnement sociaux. À cet égard, même si pour l’heure je ne travaille pas directement sur les questions de genre, j’y arrive parfois de façon «oblique», ou je m’appuie dessus pour évaluer certains aspects des thèses que je développe, et je serais ravi, quand mes recherches auront été rendues publiques, qu’elles soient discutées d’un point de vue féministe par des personnes plus compétentes que moi en la matière; que leurs implications éventuelles, mais aussi leurs limites, soient examinées sous cet angle (et sous d’autres angles).
Il devrait être clair, donc, que ce qui suit n’est pas très «avancé» intellectuellement, et que je tiens à rester prudent dans les propositions que je formule. Ou pour le dire autrement: j’aimerais que ce soit lu comme quelque chose que j’offre à la discussion, pas quelque chose que je voudrais poser de manière définitive et après quoi il n’y aurait plus rien à dire. (Ça fait une longue «introduction»… Désolé, attribuez cela à ma déformation professionnelle de philosophe.)
(2) Revenons aux questions plus substantielle qui se posent (et à ce qui constitue le cœur du billet), la teneur du «choix», la distinction entre choix et droit, etc. À mes yeux, l’un des problèmes centraux qui se présentent est que le choix est tout à la fois impossible à «éliminer» et impossible à poser comme une entité métaphysique indiscutable. On ne peut pas raisonner sans faire l’hypothèse qu’il y a quelque chose comme des choix, et on ne peut pas raisonner sans poser que ces choix sont opérés par l’individu; et cependant on ne peut pas faire comme si ces choix étaient «libres» au sens où ils seraient détachés de toute contingence sociale, effectués par un individu entièrement maître de lui-même, etc.
En fait, on se trouve face à une aporie classique. Dire que chacun est responsable de ses choix, ou dire qu’il y a du choix tout court (sans introduire la notion, affreusement tordue à analyser, de responsabilité), c’est en première approche dire que l’individu est maître de lui-même. Mais alors, on se retrouve à dire qu’il a agi de façon arbitraire, que son «choix» vient d’on ne sait où. En conséquence de quoi on se retrouve alors à dire qu’il n’y a pas de choix: si rien ne peut expliquer le choix individuel, alors c’est que l’individu est guidé par des sortes de «pulsions» qui, pour lui être «internes» (ça se passe dans son cerveau, c’est son corps qui fait l’action correspondant à ce qui se passe dans son cerveau, et ça ouvre encore sur toute une série de problèmes très compliqués en philosophie), ne sont pas quelque chose qu’il maîtrise. Dans le même temps, si l’on cherche à expliquer l’action individuelle par des facteurs externes, on semble éliminer le «choix»: si l’action est le résultat d’un processus causal qui se déroule à l’extérieur de l’individu, et non d’une délibération interne, alors ce n’est plus un choix, mais uniquement l’activation d’une disposition interne (et là encore, c’est un «gros morceau» en philosophie, puisqu’il y a des philosophes qui considèrent que les dispositions, comme la «fragilité», n’existent pas, et pour bien faire il faudrait discuter ce point plus en détail, mais je suis déjà en train d’écrire un pavé donc non).
Une partie du problème tient à la localisation de l’action et des processus conduisant à l’action: en un sens, il est évident qu’elle est localisée dans l’individu, que c’est l’individu qui agit, que les actions de l’individu sont le résultat de processus neuronaux, de délibérations, de raisonnements qui sont internes à l’individu. Mais il me semble aussi que traiter ces processus comme trouvant leur source dans l’individu lui-même, ou comme se provoquant eux-mêmes, est un non-sens total, et que de toutes façons si l’on fait cette hypothèse on en reste à l’aporie présentée précédemment. Il n’y a même plus d’individu, il n’y a que des processus neuronaux qui se contrôlent eux-mêmes et sur lesquels l’individu n’a aucune prise. Cela me semble un peu absurde. Et l’une des tâches, pas la seule mais une tâche plausible parmi d’autres, de la ou du sociologue, et par rebond de la ou du philosophe (oui, je prêche pour ma chapelle), est me semble-t-il de mettre en relation l’hypothèse (qui me semble acceptable) d’après laquelle le choix et l’action sont «localisés» dans l’individu, ne sont pas des entités bizarres qui flottent dans l’atmosphère, et l’hypothèse d’après laquelle ces choix et actions font partie d’une chaîne explicative qui, elle, ne se situe pas entièrement dans l’individu.
À partir de là, il me semble possible de formuler quelques hypothèses préliminaires (qui un jour deviendront des vraies recherches):
(a) Le choix n’est pas une simple illusion;
(b) L’action résulte d’un processus délibératif ou d’un raisonnement qui sont localisés dans l’individu, même si la relation entre ce processus ou ce raisonnement et l’action est elle-même sujette à discussion, à savoir: peut-on séparer le processus et l’action, ou ne sont-ce rien d’autre que deux descriptions d’une même chose?
(c) (i) L’attribution d’une responsabilité à un individu tient à ce que nous tenons cet individu pour capable de délibération interne, mais (ii) cette délibération interne doit elle-même être inscrite dans un environnement social qui la rend intelligible, environnement social qui inclut les actions d’autres individus, les interactions entre l’individu et autrui (encore une «boîte de Pandore philosophique», sans compter celles que je n’ai pas signalées).
De façon générale, disons que je me présenterais comme un «individualiste cognitif» au sens où je pose que les processus cognitifs/délibératifs et les actions qui en résultent sont localisés dans l’individu, tout en rejetant l’individualisme «explicatif» d’après lequel les actions individuelles seraient entièrement l’effet de processus internes à l’individu. Il faudrait que je raffine cette hypothèse, mais j’ai déjà trop écrit.
(3) Venons-en à ce que ces réflexions peuvent éventuellement impliquer pour, ou à la façon dont elles pourraient être mises en relation avec, les recherches et le militantisme féministes. Cette fois, je vais essayer de faire court (hum). Disons que j’aimerais proposer des pistes, sans prétendre épuiser la question, ou que j’espère offrir quelque chose qui puisse être utile à la réflexion et qui soit digne d’être discuté, mais ce n’est pas à moi d’en juger.
Prenons l’exemple de l’avortement. En un sens évident, c’est un choix de l’individu, de la femme qui porte (elle, pas quelqu’un d’autre, «mon ventre», pas le ventre de n’importe quelle femme) un embryon dans son ventre; et c’est un acte de cette femme, celle qui est enceinte, que d’avorter ou de laisser aller sa grossesse à son terme. On ne peut pas envoyer quelqu’un d’autre que soi se faire avorter, et même si on peut confier à un processus «externe» (jouer à pile ou face, demander l’avis du public, ou d’autres choses moins vraisemblables) le choix d’avorter ou non, à la fin c’est bien l’individu qui agit. Un mot sur les processus externes: à l’époque où l’avortement était interdit en France, et là où il est toujours interdit, il y avait clairement un processus externe qui contraignait les femmes. Là où je pense vous rejoindre, c’est que ce processus externe est mieux décrit en termes de «droit» qu’en termes de «choix», dans la mesure où le choix de ne pas avorter était malgré tout celui des femmes (plus précisément, de chaque femme qui n’avortait pas), tout en étant (à l’évidence) sévèrement et violemment contraint par l’absence du droit correspondant. Ce n’est pas «le reste de la société» qui opérait le choix «de dernier ressort», mais les institutions et les pratiques sociales en place n’en produisaient pas moins des contraintes très lourdes; lesquelles pesaient indéniablement sur les choix opérés par les femmes enceintes, et selon toute vraisemblance aussi sur leurs croyances et convictions en la matière (après tout, il y a des femmes opposées au droit à l’avortement, et même en n’étant pas d’accord avec elles, on peut chercher à identifier les raisons pour lesquelles elles y sont opposées, chercher à les comprendre, que ce soit en tant que chercheuses et chercheurs ou en tant que personnes qui s’efforcent de ne pas tout de sute taxer d’imbécillité profonde les gens avec qui nous ne sommes vraiment pas d’accord; c’est long pour une parenthèse). Cela me semble compatible avec l’idée qu’il y a du choix, que ce choix doit s’expliquer par les raisons et délibérations des individus, et que cependant ces raisons et délibérations ne peuvent pas s’expliquer elles-mêmes.
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Voilà, ça fait déjà un assez long commentaire… J’espère que mes propos sont suffisamment clairs et intelligibles. Encore une fois, à titre de «conclusion», j’espère avoir été assez prudent. Tout cela n’est pas encore parfaitement en ordre dans ma tête, et a besoin d’être soumis à un examen plus approfondi et à la discussion. Si je me relisais, je trouverais toutes les deux lignes matière à précision ou correction, mais non, vraiment, c’est déjà assez long comme ça; donc j’espère que vous y trouverez («vous», c’est-à-dire tout le monde, AC Husson et ses lectrices et lecteurs) un peu de matière à réflexion et à discussion.
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Est-ce qu’il ne manque pas, dans ces commentaires, une distinction entre genre et expression du genre? Considérer que le sentiment d’appartenance a un genre relève de la nature ou de la culture donne lieu a des attitudes politiques très différentes et à des conflits. Mais il me semble que le conflit est résolu si l’on reconnait qu’il existe plusieurs genres, que le sentiment d’appartenance a un genre ou a un autre ne se choisit pas mais s’impose à chacun et que c’est ensuite la culture dans laquelle on se trouve qui reconnait ou non l’existence d’un genre et qui définit ensuite les modalités selon laquelle le genre doit se manifester.
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