J’ai appris avec le militantisme que si je ne voulais pas me laisser bouffer intégralement par la colère, il fallait que j’en fasse quelque chose. Des mots, des idées, des actions, n’importe quoi, mais qu’il ne fallait surtout pas que je la laisse me bouffer de l’intérieur. Ce billet est le résultat d’une très grande colère.
A la fin d’une récente intervention, une jeune femme m’a demandé comment, concrètement, les femmes pouvaient continuer à prendre la parole sur internet quand leurs opinions et leurs idées se heurtaient si souvent à de la dérision, du mépris, de l’agressivité, ou pire. Je venais d’évoquer, notamment, ce que signifiait pour moi et tant d’autres femmes d’être blogueuse féministe et de donner mon avis sur internet. Je crois que cette jeune femme avait mis le doigt sur le coeur du problème. La violence à laquelle on peut se heurter prend sa source dans la misogynie la plus profonde, et cette violence a un objectif bien précis: nous réduire au silence. Parce que finalement, quelle était l’offense commise par Anita Sarkeesian? Celle de produire une série de vidéos pédagogiques sur la représentation des femmes dans les jeux vidéo. Et quelles réactions a-t-elle suscitées parmi une frange non négligeable de « geeks » autoproclamés? Insultes, menaces de viol, menaces de mort, « doxxing » (ses coordonnées personnelles ont été révélées en ligne), représentations pornographiques d’elle, création d’un jeu vidéo dont le but était de la frapper au visage jusqu’à ce que celui-ci soit entièrement tuméfié. Autrement dit: un déchaînement de violence destiné à la faire taire. Heureusement, ça n’a pas marché.
Quand la journaliste et essayiste Laurie Penny explique que l’opinion d’une femme est comme la mini-jupe d’internet, ce qu’elle veut dire, c’est que dans l’esprit de beaucoup, une femme affichant sa pensée sur internet s’expose à des rétributions. Qu’elle prend des risques. Qu’elle l’a finalement bien cherché.
Mais cela ne vaut pas que sur internet. Il reste intolérable pour beaucoup, aujourd’hui, qu’une femme parle, s’affirme, dise ce qu’elle pense, surtout si ses opinions sont politiques. Dans notre culture comme dans beaucoup d’autres, la parole des femmes est dévalorisée. Elle est censée être abondante (le bavardage, les ragots) mais superficielle, creuse, inutile. Alors que la parole masculine est un emblème de pouvoir (c’est la parole publique, la parole politique, la parole légitime), une femme qui donne son avis, qui s’exprime publiquement, « comme un homme », est une femme suspecte. Il est alors urgent de la rappeler à sa condition de femme, en la sifflant ou en imitant une poule quand elle s’exprime au Parlement, par exemple.
La misogynie, arme de silenciation massive. Parce que face à l’insulte misogyne (en actes ou en paroles), on est le plus souvent sidérée, sans mot, dans l’impossiblité de répondre, tant on se sent attaquée dans son identité, son corps, dans ses tripes. C’est bien le but de l’insulte misogyne, et c’est pour ça qu’elle est aussi efficace: que peut-on y répondre? Qu’on est un être humain, et qu’on mérite le respect en tant que telle? J’ai rarement vu cet argument marcher. L’insulte misogyne (comme tout discours de haine) est un moyen très utile de couper court à une conversation et réduire au silence.
On m’a reproché récemment d’avoir donné mon avis. Ce « on » est une femme. Jeune. Anciennement proche. Comme je refusais de justifier mon droit à prendre position, cette femme a trouvé le dernier mot idéal. Elle a émis le souhait que mon futur mari me « tienne ». Qu’il m’empêche de parler plus souvent qu’à mon tour, donc; qu’il me « contienne »; ou plus? La violence de ce propos m’a frappée de plein fouet, comme elle était supposée le faire. Et je n’ai évidemment rien répondu. Car que peut-on répondre à ça? Que peut-on répondre à une femme de 30 ans qui, en 2016, manie la misogynie la plus crasse comme moyen d’attaquer l’autre dans son humanité? Que répondre à une femme prête à se ranger du côté de l’oppresseur (le patriarcat) si cela lui permet de l’emporter sur une autre femme?
Ce billet est ma manière de répondre. Parce que si je ne peux (ne veux) pas me placer sur le même plan, et avoir à me défendre face à la misogynie, quel que soit le genre de la personne qui la manie, je refuse également de me taire. Et je crois aussi profondément que pour toutes les fois où nous avons été réduites au silence par une remarque ou une insulte misogyne, nous devons trouver un moyen, n’importe lequel, de rompre ce silence. Parce que le silence, comme la colère, nous ronge de l’intérieur et nous enferme dans le cercle que la misogynie a dessiné pour nous. Je crois, comme Audre Lorde (dont la colère est en partie orientée vers les féministes blanches), en la transformation du silence en paroles et en actes; je réalise aussi, comme elle, que tous mes silences ne m’ont jamais protégée.
Quels sont les mots qui vous manquent encore? Qu’avez-vous besoin de dire? Quelles sont les tyrannies que vous avalez jour après jour et que vous essayez de faire vôtres, jusqu’à vous en rendre malades et à en crever, en silence encore? (« Transformer le silence en paroles et en actes », Sister Outsider. Essais et propos d’Audre Lorde, Mamamélis, 2003)