Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, tomes 1 et 2, Gallimard, [1949] 1964.
Il serait difficile d’exagérer l’importance de cet ouvrage paru en 1949 et son influence sur la pensée féministe ainsi que dans l’élaboration du concept de genre. Il s’agit d’un classique parmi les classiques, et pourtant, il a été abondamment, parfois violemment critiqué par certaines féministes de la « deuxième vague » ; j’évoquerai quelques-unes de ces critiques. L’intérêt pour son œuvre ne s’est cependant pas démenti et une phrase, sur laquelle j’aurai également l’occasion de revenir, est restée particulièrement célèbre : « On ne naît pas femme, on le devient ».
Je serai honnête : ne vous sentez pas obligé·e·s de lire l’intégralité du Deuxième sexe. Certains passages sont franchement datés et, disons-le, carrément ennuyeux. Je vais cependant essayer de montrer ce que, selon moi, on peut retenir de l’ouvrage, et les raisons pour lesquelles il faut continuer à le lire… par morceaux.
Le projet féministe de Simone de Beauvoir
Pour comprendre le projet du Deuxième sexe, il est utile de citer un passage de l’introduction, frappant par son actualité. Les numéros de pages que j’indique correspondent à l’édition Gallimard de 1964.
Pour prouver l’infériorité de la femme, les antiféministes ont alors mis à contribution non seulement comme naguère la religion, la philosophie, la théologie mais aussi la science : biologie, psychologie expérimentale, etc. Tout au plus consentait-on à accorder à l’autre sexe « l’égalité dans la différence ». Cette formule qui a fait fortune est très significative : c’est exactement celle qu’utilisent à propos des Noirs d’Amérique les lois Jim Crow [arrêtés et règlements établissant la ségrégation raciale aux USA, 1876-1964] ; or, cette ségrégation soi-disant égalitaire n’a servi qu’à introduire les plus extrêmes discriminations. Cette rencontre n’a rien d’un hasard : qu’il s’agisse d’une race, d’une caste, d’une classe, d’un sexe réduits à une condition inférieure, les processus de justification sont les mêmes. « L’éternel féminin » c’est l’homologue de « l’âme noire » et du « caractère juif ». […] Il y a de profondes analogies entre la situation des femmes et celle des Noirs [aux USA] : les unes et les autres s’émancipent aujourd’hui d’un même paternalisme et la caste naguère maîtresse veut les maintenir à « leur place », c’est-à-dire à la place qu’elle a choisie pour eux ; dans les deux cas elle se répand en éloges plus ou moins sincères sur les vertus du « bon Noir » […] et de la femme « vraiment femme », c’est-à-dire frivole, puérile, irresponsable, la femme soumise à l’homme. […] On retrouve ce cercle vicieux en toutes circonstances analogues : quand un individu ou un groupe d’individus est maintenu en situation d’infériorité, le fait est qu’il est inférieur ; mais c’est sur la portée du mot être qu’il faudrait s’entendre ; […] être c’est être devenu, c’est avoir été fait tel qu’on se manifeste ; oui, les femmes dans l’ensemble sont aujourd’hui inférieures aux hommes, c’est-à-dire que leur situation leur ouvre de moindres possibilités : le problème c’est de savoir si cet état de choses doit se perpétuer. (I, Introduction, 24-25)
La réponse, évidemment, est non. Beauvoir envisage non pas la « nature » des femmes mais leur « situation » contingente. Elle ne se réfère pas à un mythique « éternel féminin », ni à une essence immuable : au contraire, elle montre que les « mythes » associés à la féminité ne sont qu’une conséquence de la situation de domination des femmes. Ils sont inventés par les hommes pour maintenir cette situation. En effet, leur situation (elle aussi, bien sûr, contingente) donne aux hommes le privilège d’élaborer de tels mythes et de définir ce que « femme », « féminin » ou encore « féminité » veulent dire.
Résumé
Beauvoir l’affirme avec force : aucun « destin » ne justifie la situation de domination dans laquelle se trouvent les femmes (elle écrit presque systématiquement « la femme »). C’est l’objet du premier tome, Les faits et les mythes. Elle montre que les tentatives d’expliquer cette situation, quand elles sont le fait d’hommes (proclamant adopter le point de vue de l’universel), sont orientées à leur avantage et discute en longueur, avant de les rejeter, celles de la biologie, de la psychanalyse et du matérialisme historique (je vous conseille de passer rapidement ces sections…). Elle propose un autre récit rendant compte de la constitution de la catégorie « femme » en Autre absolu afin de justifier et perpétuer la domination d’une caste sur l’autre.
Le début du deuxième tome, L’expérience vécue, est extrêmement célèbre et mérite de ne pas être limité à sa première phrase :
On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. […] Jusqu’à douze ans la fillette est aussi robuste que ses frères, elle manifeste les mêmes capacités intellectuelles ; il n’y a aucun domaine où il lui soit interdit de rivaliser avec eux. Si, bien avant la puberté, et parfois même dès sa toute petite enfance, elle nous apparaît déjà comme sexuellement spécifiée, ce n’est pas que de mystérieux instincts immédiatement la vouent à la passivité, à la coquetterie, à la maternité : c’est que l’intervention d’autrui dans la vie de l’enfant est presque originelle et que dès ses premières années sa vocation lui est impérieusement insufflée. (II, « Formation », 13-14)
Dans ce deuxième tome, Beauvoir se tourne vers la situation concrète des femmes, qu’elle a dorénavant dégagée des récits visant à naturaliser et donc justifier leur oppression. Elle évoque donc le « destin traditionnel de la femme », un destin imposé par sa situation de dominée, à travers sa « formation » (enfance, adolescence, sexualité) et sa « situation » (mariage, maternité, vie en société, prostitution…). Elle s’intéresse en particulier aux mécanismes par lesquels les femmes s’accommodent de leur situation, à leurs vains efforts pour « convertir [leur] prison en un ciel de gloire, [leur] servitude en souveraine liberté » (II, « Situation », 455).
Il faut en effet mentionner un concept clé dans la pensée de Simone de Beauvoir, celui d’ambiguïté. Dans le cas des rapports entre les sexes, l’ambiguïté se manifeste par le fait que les femmes ne sont pas simplement opprimées : elles sont complices, dans une certaine mesure, dans leur oppression, mais dans la mesure seulement où elles n’ont pas d’autre possibilité. Quitte à être vouées à une situation de domination, autant trouver des moyens de s’en accommoder au mieux.
La 4ème et dernière partie, « Vers la libération », s’interroge sur la figure de « la femme indépendante » qui, selon Beauvoir, commence à apparaître. Au moment de l’écriture du Deuxième sexe, Beauvoir pense encore que l’indépendance pour les femmes et une véritable égalité ne peuvent exister que dans un monde socialiste (elle abandonne par la suite cette idée).
Le concept de privilège
Il existe de multiples manières d’aborder la pensée de Simone de Beauvoir et le but de cet article n’est pas de les présenter toutes. J’aimerais seulement évoquer la réflexion qu’elle élabore à propos du concept de privilège. Il s’agit en effet d’un concept important pour comprendre sa pensée.
Elle s’interroge en effet sur le privilège masculin. Il faut à mon avis comprendre ce concept dans deux sens : il s’agit à la fois du prestige, des valeurs attachées au masculin et assurant sa position de dominant, et de l’ensemble des privilèges que cette position confère aux hommes. Le fait d’être un homme est, et a historiquement toujours été, un privilège ; il faut donc le comprendre comme une caractéristique de l’individu, mais une caractéristique qui lui donne accès à des avantages concrets. Dans leur tentative de rationaliser et de justifier la subordination des femmes, les hommes ont cherché à faire de ce privilège un donné naturel, absolu, inébranlable : en effet, « les mâles n’auraient pas pu jouir pleinement [du privilège d’être mâles] s’ils ne l’avaient considéré comme fondé dans l’absolu et dans l’éternité : du fait de leur suprématie ils ont cherché à faire un droit » (I, 22, c’est moi qui souligne). Elle cite alors Poulain de la Barre, qu’elle présente comme un précurseur du féminisme : « Ceux qui ont fait et compilé les lois ont favorisé leur sexe, et les jurisconsultes ont tourné les lois en principes ». Beauvoir écrit plus loin : « la situation privilégiée de l’homme vient de l’intégration de son rôle biologiquement agressif à sa fonction sociale de chef, de maître ; c’est à travers celle-ci que les différences biologiques prennent tout leur sens » (II, « Formation », 135). Les différences biologiques n’ont pas de sens en soi, elles n’ont que le sens que leur confère la société ; dans une société qui valorise la force physique, la force masculine est interprétée comme un atout, mieux encore, comme une valeur liée au pouvoir et justifiant la domination.
Beauvoir résume très bien ce qu’est le privilège masculin dans la phrase suivante : « Le privilège que l’homme détient et qui se fait sentir dès son enfance, c’est que sa vocation d’être humain ne contrarie pas sa destinée de mâle » (II, « Vers la libération », 524). Sa masculinité n’est jamais un obstacle pour sa réussite, au contraire ; tandis que les femmes se retrouvent (c’est là un aspect très polémique de la pensée de Beauvoir) dans la situation de choisir entre la féminité (définie culturellement comme passivité) et le succès, qui suppose d’adopter des caractéristiques masculines masculines, c’est-à-dire de « répudier son sexe, » « renoncer à sa féminité », à « une part de son humanité ». Mais par ce renoncement, « on n’acquiert pas des attributs virils » : il est impossible pour les femmes, en tout cas à l’époque de Beauvoir, de ne plus être des femmes – mais cela est-il même désirable ?
Il existe donc un privilège de naissance, qui mêle différences biologiques et interprétation culturelle, qui est exacerbé, figé et légitimé par la culture. Le privilège masculin n’est pas naturel, la nature ne servant qu’à justifier a posteriori une situation. Il est social, économique. Mais la situation est beaucoup plus compliquée que cela : elle ne peut pas se résumer par une opposition entre possession et absence de privilège, qui recouperait l’opposition dominants / dominées. Les femmes bénéficient elles aussi de certains privilèges du fait de leur identité féminine. Pour Beauvoir, qui s’inscrit dans le cadre de la psychanalyse, les petites filles sont par exemple privilégiées jusqu’à un certain âge car, contrairement aux petits garçons, elles ne sont pas brutalement sevrées et continuent de bénéficier de la proximité de leur mère et de cajoleries (II, « Formation », 16).
Elle explique également que la maternité est entourée d’un prestige d’ordre quasi-magique destiné à confiner les femmes dans un rôle précis sans qu’elles n’apparaissent pour autant comme perdantes : la mère est idolâtrée et la maternité est présentée comme le destin non seulement désirable mais indépassable pour les femmes. La maternité apparaît alors comme un privilège, et Beauvoir écrit que « la mère apparaît douée de la puissance mirifique des fées » et que « beaucoup de garçons se désolent qu’un tel privilège leur soit refusé », alors qu’on fait miroiter aux petites filles ce pouvoir en germe dans leurs corps. Reconnaître la maternité comme un privilège a des avantages concrets… pour les hommes :
On répète à la femme depuis son enfance qu’elle est faite pour engendrer et on lui chante la splendeur de la maternité ; les inconvénients de sa condition – règles, maladies, etc. – l’ennui des tâches ménagères, tout est justifié par ce merveilleux privilège qu’elle détient de mettre des enfants au monde. (II, « Situation », 299-300)
Il existe donc des privilèges féminins, non pas naturels mais décrétés par la société ; or l’existence de ces privilèges rend leur domination éminemment ambiguë. En effet, ce qui différencie selon Beauvoir la domination des Noirs aux USA et celle des femmes (elle ne parle jamais de la situation spécifique des femmes noires), c’est que les premiers ne jouissent d’aucun privilège et, par conséquent, « subissent leur sort dans la révolte […] tandis que la femme est invitée à la complicité » (II, « Formation », 47). La petite fille voit son univers et ses capacités d’action limités ? On lui fait miroiter « les délices de la passivité » ; mais « en acceptant sa passivité, elle accepte aussi de subir sans résistance un destin qui va lui être imposé du dehors, et cette fatalité l’effraie ». Sa soumission n’est pas un aveuglement, elle est acceptation et complicité, elle est une manière de s’accommoder, en quelque sorte, de sa situation.
Quelques problèmes posés par Le Deuxième sexe
L’ouvrage a été abondamment critiqué, y compris parmi les féministes. On lui a reproché tout et son contraire ; en particulier, certain·e·s considèrent que sa vision de la biologie est essentialiste, d’autres au contraire qu’elle est excessivement constructionniste. La vérité se situe certainement quelque part entre les deux mais ce n’est pas le lieu d’en décider. J’aimerais seulement signaler deux points qui m’ont particulièrement dérangée à la lecture de l’ouvrage.
D’abord, l’hétérosexualité est implicitement posée comme horizon indépassable de l’humanité. Elle discute en longueur la sexualité, très souvent sous l’angle psychanalytique, et n’évoque l’homosexualité que comme exception à l’égard de la norme, alors que l’on sait qu’elle a eu elle même plusieurs expériences homosexuelles. Elle fait quelques allusions à l’homosexualité masculine mais la sexualité lesbienne n’apparaît qu’au 2ème tome, dans un chapitre consacré à « la lesbienne ». Ce chapitre a été critiqué par exemple par Marie-Hélène Bourcier dans Queer Zones ; Maxime Foerster écrit qu’elle ramène le lesbianisme « à une stratégie de défense contre la domination masculine » : « la lesbienne intéresse Beauvoir non pas en tant que femme qui aime les femmes mais en tant que femme hétérosexuelle ayant recours à l’homosexualité comme mise à distance de l’homme, comme rapport de force avec l’homme par femme interposée » (La différence des sexes à l’épreuve de la République, p. 73).
De plus, Beauvoir fait preuve dans Le Deuxième sexe d’un ethnocentrisme extrêmement dérangeant aujourd’hui, voire de racisme. Elle oppose ainsi « l’Occidental » et l’ « Oriental » et décrète que la situation des femmes orientales confine au pur asservissement. Un exemple parmi beaucoup d’autres : « Chez les Arabes, les Indiens, dans beaucoup de populations rurales, la femme n’est qu’une femelle domestique qu’on apprécie selon le travail qu’elle fournit et qu’on remplace sans regret si elle disparaît. Dans la civilisation moderne, elle est aux yeux de son mari plus ou moins individualisée […]. » (II, « Situation », 342). Par « civilisation moderne », il faut comprendre « sociétés occidentales modernes et contemporaines ».
Une dernière chose, qui a plutôt à voir avec la méthode qu’elle adopte. Le Deuxième sexe s’inscrit dans le cadre des théories psychanalytiques du temps, que Beauvoir utilise et commente longuement. Outre que la plupart de ces théories paraissent aujourd’hui pour le moins datées, elle a recours, pour illustrer la « situation » des femmes, à de nombreux témoignages de première main, issus d’autobiographies ou de journaux intimes, qu’elle analyse souvent sous l’angle de la psychanalyse. Elle utilise également des témoignages de seconde main, ceux des patientes de psychanalystes. Elle donne par conséquent une vision non seulement négative mais anxiogène de la « condition féminine », décrite à travers les témoignages de femmes malheureuses ou sous un angle pathologique, ce qui, à la longue, est extrêmement lassant.
Conclusion
En conclusion, j’aimerais simplement citer un passage de « Vers la libération », où elle envisage l’accession par les femmes à « la parfaite égalité économique et sociale ». Son propos, comme celui que je citais en introduction, est toujours d’actualité en 2013.
En tout cas, objecteront certains, si un tel monde est possible, il n’est pas désirable. Quand la femme sera « la même » que son mâle, la vie perdra « son sel poignant ». Cet argument non plus n’est pas nouveau : ceux qui ont intérêt à perpétuer le présent versent toujours des larmes sur le mirifique passé qui va disparaître sans accorder un sourire au jeune avenir. Il est vrai qu’en supprimant les marchés d’esclaves, on a assassiné les grandes plantations si magnifiquement parées d’azalées et de camélias, on a ruiné toute la délicate civilisation susdite ; les vieilles dentelles ont rejoint dans les greniers du temps les timbres si purs des castrats de la Sixtine et il y a un certain « charme féminin » qui menace de tomber lui aussi en poussière. […] On peut apprécier la beauté des fleurs, le charme des femmes et les apprécier à leur prix; si ces trésors se paient avec du sang ou avec du malheur, il faut savoir les sacrifier.
Le fait est que ce sacrifice paraît aux hommes singulièrement lourd; il en est peu pour souhaiter du fond du cœur que la femme achève de s’accomplir; ceux qui la méprisent ne voient pas ce qu’ils auraient à y gagner, ceux qui la chérissent voient trop ce qu’ils ont à y perdre; et il est vrai que l’évolution actuelle ne menace pas seulement le charme féminin : […] assurément l’autonomie de la femme, si elle épargne aux mâles bien des ennuis, leur déniera aussi maintes facilités; assurément il est certaines manières de vivre l’aventure sexuelle qui seront perdues dans le monde de demain : mais cela ne signifie pas que l’amour, le bonheur, la poésie, le rêve en seront bannis. […] rien ne me paraît plus contestable que le slogan qui voue le monde nouveau à l’uniformité, donc à l’ennui. Je ne vois pas que de ce monde-ci l’ennui soit absent ni que jamais la liberté crée l’uniformité. D’abord, […] ceux qui parlent tant d’« égalité dans la différence » auraient mauvaise grâce à ne pas m’accorder qu’il puisse exister des différences dans l’égalité. (574-575)
AC Husson
Pour aller plus loin
de Beauvoir, Simone, Privilèges, Gallimard, 1955; réédité sous le titre Faut-il brûler Sade ?, Gallimard, 2011.
Bourcier, Marie-Hélène, Queer Zones. Politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs, Balland, 2001.
Butler, Judith, « Gendering the Body: Beauvoir’s Philosophical Contribution », dans Women, Knowledge and Reality, A. Garry et P. Pearsall (éds), Unwin et Hyman, 1989, pp. 253-262.
Kruks, Sonia, « Simone de Beauvoir and the Politics of Privilege », Hypatia, vol. 20, n°1, 2005, pp. 178-205.
Wittig, Monique, « On ne naît pas femme », dans La Pensée straight, Amsterdam, 2001.