Des questions?

Je réponds à des questions sur le genre et le féminisme sur mon compte Ask: http://ask.fm/A_C_Husson. Je rassemble ici au fur et à mesure les questions/réponses qui peuvent intéresser les lectrices et lecteurs de ce blog. Je donne des titres aux questions et en rassemble certaines sous un même intitulé pour que la navigation soit plus claire.

Sexe et genre
Genre et sexualité
(In)égalité et biologie
Validation masculine des corps féminins
Harcèlement de rue
Place des hommes dans le féminisme
Elitiste, le féminisme?
A partir de quand se dire militant·e?
L’oppression intégrée
Histoire du féminisme
Théories et courants féministes (intersectionnalité, matérialisme, théorie queer…)

Sexe et genre

[Q] Peut-on être de sexe féminin sans être une femme ? Et peut-on être une femme sans être de sexe féminin ?

[R] Oui. Les études de genre réfléchissent notamment à la différence entre genre et sexe. L’origine de cette réflexion se trouve dans la phrase célèbre de Beauvoir: « on ne naît pas femme, on le devient ». Pour Beauvoir, cela veut dire qu’on peut naître avec un sexe féminin, mais ce que la société appelle « femme » n’a pas grand-chose à voir avec le sexe, c’est une construction sociale (chaque culture ayant sa propre conception de ce qu’une « femme » doit être). On fait donc l’apprentissage de la féminité, et ce, dès la naissance. De nombreuses études ont montré que les parents ne s’adressent pas aux bébés filles comme aux bébés garçons, ne les habillent pas et ne les traitent pas de la même façon. C’est ainsi que l’on apprend aux enfants, sans s’en rendre compte, à devenir « femme » ou « homme ».
La plupart des gens sont cisgenres: cela veut dire que leur genre correspond à leur sexe (je suis cisgenre: je suis née avec un sexe féminin et je suis une femme). Mais ce n’est pas le cas pour tout le monde, et il existe une variété de situations dans lesquelles la relation entre sexe et genre n’est pas aussi simple.
Les anti-genre refusent l’idée que le genre pourrait être une construction sociale parce que cela dénaturalise le lien entre le sexe d’une part et la féminité / masculinité d’autre part. C’est une conception du monde dans laquelle les identités sont figées et la biologie est un destin (Beauvoir à nouveau). D’où l’idée que les personnes transgenres, notamment, sont « déviantes », voire « malades », car hors-norme; dans leur système, une personne de sexe féminin qui ne se reconnaît pas dans l’identité « femme » ne peut tout simplement pas exister, et doit être internée ou éradiquée. Et je n’exagère malheureusement pas.
Autre chose, mais je ne peux pas rentrer dans les détails (peut-être pour une autre question?): on conçoit généralement le sexe comme quelque chose d’évident et de binaire. Le sexe serait soit mâle, soit femelle. En réalité, les choses sont beaucoup plus complexes et ambiguës que cela. Mais là aussi, réfléchir à ces questions nécessite de remettre en cause une certaine vision du monde, ce que la plupart des gens ne sont toujours pas prêts à faire et rejettent violemment.[/p]

[Q] A côté de la distinction des sexes « mâle » et « femelle » que reconnaît la biologie, y a-t-il d’autres sexes ? Un homme peut-il ainsi avoir une vulve, qui soit bien vulve d’homme, expérimentée dans sa masculinité, c’est-à-dire autrement que comme erreur de la nature pour un homme trans ?

[R] Une précision d’abord: à ma connaissance, il y a plein de manières différentes, pour une personne trans, de vivre son rapport avec son corps. Certaines personnes trans diront être nées « dans le mauvais corps » mais c’est loin d’être le cas de toutes; j’ai lu des personnes trans, par exemple, qui disaient être à l’aise dans leur corps, quelle que soit leur identité de genre, et que c’était les normes sociales et le regard de la société qui créaient de la souffrance.
A propos de la distinction entre deux sexes, et deux sexes seulement: cette binarité a en effet été remise en cause par la biologie, quoi que veuillent croire les anti-gender et les personnes transphobes, notamment. Le travail le plus connu dans ce domaine est celui d’Anne Fausto-Sterling, qu’on peut lire en français dans un petit bouquin très accessible, Les cinq sexes. Pourquoi mâle et femelle ne sont pas suffisants (Payot, 2013). Sa proposition de parler de cinq sexes au lieu de deux n’est qu’en partie de la provocation. Elle met en évidence le fait qu’il existe toute une variété de situations naturelles (j’insiste sur ce terme, tellement important pour les anti-gender) et qu’une définition strictement binaire du sexe n’est tout simplement pas adaptée. Elle s’attache notamment aux personnes intersexes, qui, pour faire simple, sont nées avec un sexe difficile voire impossible à déclarer « mâle » ou « femelle » selon les standards habituels (de la médecine et de la société).
http://fr.wikipedia.org/wiki/Intersexuation
http://www.genrespluriels.be/Dix-idees-fausses-sur-l?lang=fr
Anne Fausto-Sterling fait aussi un travail important en questionnant la violence exercée sur ces corps qui dérogent à la règle. En effet, les personnes intersexes sont « réassignées » à la naissance: on fait subir aux bébés une opération chirurgicale qui permet de rendre le sexe du bébé clairement mâle ou femelle. Cette obsession de la norme est révélatrice de la manière dont le genre influence notre manière de concevoir le sexe: il faut être clairement mâle ou femelle, masculin ou féminin; il faut que sexe et genre soient en « accord »; les individus dérogeant doivent être ramenées dans le droit chemin du genre, que ce soit par la chirurgie ou en leur faisant subir, plus tard, toutes sortes de vexations, agressions et autres rappels à l’ordre.
Dans la série Masters of Sex, que je recommande chaudement, l’épisode 3 de la saison 2 (« Fight ») se concentre notamment sur le cas d’un bébé né avec une anomalie sexuelle relevant, j’imagine, de l’intersexuation. C’est très, très intéressant pour comprendre tout ce que je viens d’expliquer plus haut.

Genre et sexualité

[Q] Entendu que la sexualité humaine, si polymorphe, est irréductible à ses seules déterminations biologiques, faut-il penser le genre comme une manifestation de la sexualité humaine ? Ou bien faut-il nier que le genre soit de quelque manière sexuel ?

[R] Le genre n’est pas une « manifestation » de la sexualité, mais il lui est intrinsèquement lié. D’ailleurs la distinction entre les deux est en fait récente: la notion de sexualité ne date que du XIXème siècle, et malgré cette distinction, la sexualité est perçue par les individus comme largement empreinte de genre.

Le système du genre ne se contente pas de séparer « hommes » et « femmes » en leur attribuant des caractéristiques liées au caractère, à la psychologie ou au rôle social; il est aussi fondé sur l’hétérosexualité. Dans le système du genre, un « vrai » homme est un homme qui aime les femmes, une « vraie » femme est une femme qui aime les hommes. Les personnes qui échappent à ce schéma échappent en même temps au système du genre. Si on regarde par exemple les insultes liées à la sexualité et dirigées contre les hommes, on voit que l’insulte « pédé » vise des hommes qui ne sont pas forcément homosexuels mais qui ne se comportent pas comme un homme « normal » devrait se comporter.
Une autre manière d’envisager la question: il existe un slogan qui dit que l’homophobie, c’est la peur, pour les hommes, d’être traités par d’autres hommes comme ils traitent, eux, les femmes. Je ne suis pas sûre d’être complètement d’accord mais cela montre bien que genre et sexualité sont inextricables. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les mouvements féministe et LGB ont des liens historiques forts.
Encore une autre manière d’envisager la question: les sociologues et les démographes ont bien montré que les pratiques sexuelles étaient largement « contaminées » par le genre. Il suffit de penser au combat des femmes pour l’accès à la contraception et à l’avortement. On a longtemps considéré, et certain.es considèrent toujours, que la sexualité des hommes est liée à la recherche du plaisir et ne doit donc pas être restreinte, alors que celle des femmes doit rester indissociable de la reproduction. C’est pourquoi, jusqu’à la deuxième moitié du XXème siècle, les médicaments contraceptifs étaient illégaux; c’est aussi pourquoi les anti-choix continuent d’affirmer qu’une femme doit « assumer » les conséquences de sa sexualité et que l’avortement devrait être interdit. Il n’existe aucune contrainte similaire sur la sexualité des hommes. Et l’argument de la biologie (ce sont les femmes qui tombent enceintes) ne tient pas longtemps: il faudrait alors interdire les préservatifs, la vasectomie, le viagra, et plus généralement les vaccins, les médicaments…

(In)égalité et biologie

[Q] Dans une discussion avec des amies (pas féministe – dans le sens engagé), elles m’ont affirmé que l’égalité entre les sexes était impossible, du fait de nos différences biologique (organes reproducteurs, génitaux, hormones, corps différents). Je ne savais pas tellement quoi leur rétorquer :/‎

[R] Le problème ici vient de la définition même de l’égalité. C’est un concept social. Je cite le 1er paragraphe du préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme: « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. » Il s’agit donc de l’égalité des droits. Les différences biologiques n’ont donc rien à voir là-dedans… A moins que l’on considère, ce que certain.es malheureusement font, que le fait d’avoir des caractéristiques biologiques différentes justifie une situation sociale inégalitaire. Le parallèle avec le racisme peut être utile: l’idéologie raciste s’est élaborée au XIXème siècle autour de l’idée que les « différences biologiques » (souvent fantasmées voire carrément fausses) entre les « races » justifiaient la domination des Blancs sur les Noirs. Cela fait longtemps qu’on ne raisonne plus comme cela…
Peut-être qu’il y a un 2ème problème, venant de l’expression « égalité entre les sexes »: il faut entendre « sexes » au sens social, sinon cela n’a aucun sens. Tu peux remplacer « sexes » par « genres » dans cette expression pour faire apparaître cela plus clairement.

Validation masculine des corps féminins

[Q] Lorsque je ressent de l’agacement en lisant l’une des raisons d’un expat’ pour ne pas retourner en France : « Les Japonaises sont mignonnes, féminines et portent des mini-jupes même en hiver », suis-je parano ? Ça a beau vouloir être un compliment, cela me met mal à l’aise.‎

[R] C’est un compliment qui passe par une validation masculine: ces femmes sont belles, apparemment, parce qu’elles correspondent aux critères de beauté validés par *cet* homme, et par la société en général d’ailleurs. C’est surtout une critique des femmes qui ne correspondent pas à ces critères de beauté (qui ont froid quand elles portent une jupe en hiver, par exemple, bouh les vilaines). Donc je comprends très bien l’agacement, et je réagirais de la même façon! 🙂 A propos de cette idée de validation masculine, j’avais écrit quelque chose au sujet du « male gaze » (le regard masculin hétéro qui se rappelle en permanence aux femmes): https://cafaitgenre.org/2013/07/15/le-male-gaze-regard-masculin/

Harcèlement de rue

[Q] Est-ce que la dénonciation du harcèlement de rue n’est pas problématique dans la mesure où elle évacue souvent d’autres formes de harcèlement (harcèlement au travail, chez le médecin, etc) et contribue au classisme ?

[R] Je ne vois vraiment pas en quoi cette dénonciation en « évacuerait » d’autres. Cela me rappelle la logique (je dis bien: la logique, pas le fond) de certains arguments antiféministes: « vous parlez de ‘mademoiselle’, mais pas du viol » « vous parlez du viol, mais pas des femmes afghanes », etc. Comme si parler d’un sujet nous empêchait de nous mobiliser sur d’autres. Je crois que cette impression (que le fait de parler du harcèlement de rue invisibiliserait d’autres problèmes) est due à un effet d’accumulation et un effet trompe-l’oeil, en quelque sorte. C’est un sujet dont les féministes parlent beaucoup en ce moment, mais c’est récent; en gros, depuis le documentaire de Sofie Peeters et toute la controverse que ça a provoqué. On a vu émerger l’expression même « harcèlement de rue », qui n’existait pas auparavant; sur Twitter, cela a lancé de nombreuses discussions; des associations se forment même sur ce sujet précis. Mais tout cela est très récent, et pendant ce temps, on continue à se mobiliser sur plein d’autres sujets. Les autres formes de harcèlement que subissent les femmes (je ne parle que du militantisme féministe) n’ont jamais disparu ni des discours, ni des actions militantes. Il ne faut pas oublier que la notion de harcèlement sexuel, qui est maintenant une catégorie pénale (elle a d’ailleurs failli disparaître en France en 2012, et les féministes se sont évidemment mobilisées), a été conceptualisée par des féministes; avant cela, on n’avait même pas de mot pour désigner ce problème. Pareil avec « harcèlement de rue » (qui n’a cependant pas d’équivalent juridique).
Quant à l’aspect classiste, c’est un problème récurrent: oui, parfois, la façon dont on dénonce le harcèlement de rue est empreinte d’un mépris / d’une peur liée à la classe sociale. Il faut le dire et essayer absolument de l’éviter, mais en quoi cela nous empêcherait de parler du problème du harcèlement de rue? De la même façon, le discours féministe sur le sujet a été souvent repris à des fins racistes (https://cafaitgenre.org/2014/05/22/feminisme-racisme-et-harcelement-de-rue/). Ca voudrait dire qu’on doit se taire et se laisser faire? Non, on montre qu’il existe des intersections entre tous ces problèmes et on les combat de manière d’autant plus efficace.

Place des hommes dans le féminisme

[Q] Je vois de plus en plus d’associations féministes exclusivement composées d’hommes. Pour ma part, en tant qu’homme je trouve que l’idée d’une association seulement d’homme va complètement à l’encontre des idées du féminisme. Qu’en penses tu et connais tu des articles (ou autre) à ce sujet?

[R] Je n’ai pas d’opinion définitive sur le sujet, disons que je demande à voir. Le seul exemple que je connaisse est Zéro Macho, qui est pour moi un festival de LOL: méthodes plus que discutables, chevaliers blancs, et journée repassage en public pour la fête des mères. Des hommes se rassemblant pour discuter de ce qu’ils peuvent faire pour aider la cause, et de ce que ça veut dire pour eux de déconstruire les stéréotypes attachés à la masculinité, pourquoi pas. C’est séduisant sur le papier mais seulement si ils ne perdent jamais le contact avec la parole des femmes, leur témoignage, leurs attentes et ce qu’ELLES définissent comme agenda féministe. Parce qu’ils auront beau faire et être animés des meilleures intentions du monde, il faut rappeler les fondamentaux (loin d’être évidents pour tout le monde):
– l’empathie a ses limites, elle peut permettre de comprendre une situation, mais rien ne remplacera jamais la parole et l’action de celles qui sont opprimées (ça vaut dans toutes les luttes sociales);
– avec toute la bonne volonté du monde, ces hommes restent dans le groupe social dominant. Ils ne changeront pas cela, et cela peut les empêcher de comprendre (ça fait partie de la définition de l’oppression).
Une association mixte organisant parfois des groupes de parole non-mixtes entre hommes (cis ou non, je n’ai pas réfléchi à la question), pourquoi pas?
Deux article intéressants sur la participation des hommes aux luttes féministes:
http://www.crepegeorgette.com/2014/03/12/les-luttes-feministes-peuvent-elles-se-passer-des-hommes/
http://www.crepegeorgette.com/2014/02/19/les-hommes-qui-voudraient-sinteresser-au-feminisme/

[Q] En tant qu’homme, dans un débat avec des femmes pas du tout sensibilisées au féminisme (voire contre), comment trouver sa place, sans vivre le sexisme au quotidien, sans que la personne en face vienne nous dire « mais tu y connais quoi toi au sexisme et quotidien des femmes? »

[R] C’est une question très, très compliquée (mais merci de la poser!). J’ai écrit il y a pas mal de temps maintenant un article sur le « mansplaining », c’est-à-dire la tendance, pour les hommes, à partir du principe qu’ils savent plus et mieux que les femmes sur n’importe quel sujet, et par conséquent à faire étalage de leur savoir (https://cafaitgenre.org/2012/07/14/bingo-feministe-et-mansplaining/). Mon article a été souvent (mal) compris comme « et donc les hommes n’ont rien à dire au sujet du féminisme? ». Ce n’est pas ce que je pense; je dis seulement que chacun et chacune s’exprime depuis une certaine place sociale (une situation), et que sur des sujets comme celui que tu évoques il ne faut jamais l’oublier. La situation où un homme expliquerait à une femme ce qu’elle doit ou non trouver sexiste me paraît donc aberrante et difficilement acceptable. En revanche, si on ne dit pas « voici ce que tu vis, voici ce que ça veut dire et comment tu devrais le ressentir », si on cherche à ramener une expérience particulière à des expériences plus générales que les féministes ont maintes fois évoquées, en montrant qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé mais d’un système, je crois qu’il est tout à fait possible d’avoir une conversation sans tomber dans le cours magistral ni le mansplaining.
Je prends un exemple: une femme, non féministe, raconte avoir été abordée dans la rue par un homme qui, comme elle ne répondait pas, l’a traitée de salope. Elle peut trouver cela désagréable, se plaindre des « relous », sans pour autant y voir de problème plus large ni faire le rapprochement avec d’autres types d’expériences. En pointant la fréquence de ce genre de mini-agressions quotidiennes, leur similitude, le fait qu’elles visent toujours les femmes, on peut (que l’on soit un homme ou une femme) engager une conversation sur le fait qu’il ne s’agit certainement pas d’un incident isolé mais bien d’un problème plus large. Le tout est que cela ne se transforme pas en « je sais mieux que toi ce que les femmes vivent ».

Elitiste, le féminisme?

[Q]Je pense que la complexité lexicale, la diversité (parfois contradictoires) des milieux féministes ainsi que la difficulté d’y intégrer les hommes est une cause de rejet du féminisme. J’ai l’impression que le féminisme est réservé aux « féminises professionnelles » et non à toutes et à tous.

[R]‎- Par complexité lexicale, j’imagine que vous entendez le foisonnement de concepts souvent difficiles à maîtriser? Je suis d’accord. C’est une caractéristique frappante de certaines formes (pas toutes!) du féminisme: un bagage théorique assez important, la maîtrise de nombreux concepts (universitaires ou non, ça n’a pas d’importance), et un langage partagé, donc, de fait, un jargon difficilement accessible pour des non-initié.es. A mon avis, il ne faudrait jamais oublier que ce bagage est très, très loin d’être partagé par l’ensemble de la population, et ne pas lancer des concepts pour mettre fin à une discussion, plutôt prendre la peine d’expliquer ce qu’il recouvre.
– A propos de la diversité des mouvements féministes et des contradictions qui existent entre eux: oui, ça a déjà été dit mille fois, il y a *des* féminismes, parfois impossibles à concilier entre eux. Il y a un dénominateur commun, la reconnaissance qu’il existe une cause des femmes, mais parfois ça peut paraître un peu léger par rapport aux différences et aux débats qui agitent le(s) mouvement(s). Je suis en revanche très favorable à la permanence de débats, je ne vois pas en quoi ils décrédibiliseraient les luttes féministes: ils sont la preuve que le féminisme n’est pas un dogme mais une pensée complexe et en mouvement. Je ne pense pas que ça décourage quelqu’un de s’intéresser au féminisme, mais je reconnais que pour quelqu’un qui voudrait approfondir les choses, ça peut être un problème.
– Sur l’intégration des hommes, c’est un sujet qui a tendance à me hérisser, parce qu’on y revient toujours, ce qui est un peu paradoxal tout de même quand on parle de féminisme. Ces deux articles de Valérie CG résument assez bien ma pensée sur la question.
http://www.crepegeorgette.com/2014/03/12/les-luttes-feministes-peuvent-elles-se-passer-des-hommes/
http://www.crepegeorgette.com/2014/02/19/les-hommes-qui-voudraient-sinteresser-au-feminisme/
Je crois que votre critique au sujet du « féminisme professionnel » n’est pas justifiée, et pourtant je la comprends. Oui, le féminisme est complexe; oui, cela nécessite une patience et une envie de savoir et de dialoguer qu’on n’a pas forcément, d’où le rôle essentiel des féministes, qui doivent prendre le temps d’expliquer et de débattre, sans condescendance et sans rien tenir pour acquis. Je crois aussi que Twitter donne une image très déformée du militantisme féministe: ce n’est qu’une forme parmi d’autres, et une forme particulièrement polémique et pouvant paraître élitiste, parce que tout le monde (= les militant.es) partage le même jargon et les mêmes bases conceptuelles. C’est loin de résumer le paysage féministe actuel.

A partir de quand se dire militant·e?

[Q] Doit-on répondre « oui » quand on nous demande si on est féministe, alors même qu’on n’a jamais milité ou fait quoi que ce soit pour mériter le nom? L’étiquette semble alors un peu creuse… Même problème avec « environnementaliste » ou n’importe quel autre label à connotations politiques.

[R] C’est marrant, je n’ai jamais conçu ça comme une étiquette qu’on devrait mériter… Je comprends le malaise, mais parler du féminisme autour de soi, partager un texte, pour moi c’est déjà du militantisme (et ce mot n’a jamais de connotation péjorative chez moi, évidemment). Je ne supporte pas les gens qui prennent de haut le « militantisme 2.0 » par exemple. Il y a plein de manières d’être militant.e! Il y a aussi une distinction qui me rend perplexe, souvent faite par des anti-féministes, entre le féminisme militant (comprendre: revendicatif, dérangeant, voire hystérique) et… et quoi au fait? Se dire féministe, c’est déjà une prise de conscience et un acte qui, pour moi, est le début du militantisme. Et c’est loin d’être évident ou facile.

L’oppression intégrée

[Q]Comment réagir lorsqu’une personne concernée par une oppression a intégré cette oppression et la revendique ? (par ex, une personne lgb qui aurait des propos homo/bi/lesbophobes)‎

[R] Je précise quelque chose d’emblée: je n’ai pas du tout l’intention d’adopter une posture prescriptive, où je donnerais des recette et des conseils de « bon » militantisme 🙂 Pour ce genre de question, je ne donne que mon avis.
C’est tout le problème du concept d’oppression intégrée. Pour expliquer ce concept: une femme tenant des propos misogynes, ou des personnes LGB refusant le mariage pour tous avec une rhétorique comme celle d’Homovox, par exemple, seraient en fait aveugles à l’oppression dont illes font l’objet, illes auraient intégré cette oppression. Ce qu’illes croient être leurs arguments, leurs propos, ne sont en fait que des manifestations de l’intégration de l’oppression.
Je vois pourquoi ce concept peut être efficace: comment expliquer, par exemple, qu’une femme refuse l’égalité salariale ou justifie le viol, sinon par le fait qu’elle est aveugle aux rapports de force qui agissent sur elle en tant que membre d’un groupe dominé? Ce genre de propos est en plus très pratique pour les sexistes, c’est le fameux « j’ai une amie qui déteste le féminisme et fait des blagues sur le viol DONC vous avez forcément tort » brandi par plein d’hommes cis anti-féministes.
Mais je trouve quand même cette idée problématique quand, comme les féministes, on prétend reconnaître aux femmes le statut d’individu autonome avec ses propres pensées et ses propres désirs. Une femme « éclairée » serait donc forcément féministe, et toutes les autres seraient tout simplement aveugles et, disons-le, un peu bêtes? On a beau jeu alors de dire, comme le font les féministes abolitionnistes, que les travailleuses du sexe n’ont tout simplement pas conscience d’être opprimées et se trompent quand elles disent exercer la prostitution sans contrainte. Elles ne savent pas ce qui est bon pour elles.
Du coup, la situation dont tu parles est très compliquée. Il ne faudrait pas partir du principe que la personne en face n’a jamais réfléchi à la question et voir quel type de raisonnement il y a derrière, pour avoir un vrai débat sans tomber dans la condescendance…

Histoire du féminisme

[Q] Auriez-vous s’il-vous-plait des références ou des anecdotes concernant le féminisme anglais au 19ème siècle ? J’écris un roman jeunesse ayant pour héroïne une jeune femme de cette époque et j’aimerais qu’elle ait quelques notions voire quelques références crédibles.

[R] Une figure très importante pour le féminisme anglais de la fin du XIXème et du début du XXème: Emmeline Pankhurst. Elle est assez fascinante. Elle est née à Manchester, qui était en plein bouleversement à l’époque suite à la révolution industrielle, et milite toute sa vie pour que les femmes obtiennent le droite de vote. Elle finit plusieurs fois en prison et ses méthodes se radicalisent. Ses filles prennent la relève. En 1918, les femmes de plus de 30 ans obtiennent le droit de vote; en 1929 il est « accordé » à toutes les femmes de plus de 21 ans (la majorité à l’époque). Pour d’autres figures essentielles et antérieures, vous pouvez regarder Mary Shelley et Mary Wollstonecraft.
L’idéal féminin de l’époque victorienne se résume par la formule « angel in the house », qui est le titre d’un poème de Coventry Palmer plus tard critiqué par exemple par Virginia Woolf. L’expression désigne la femme idéale victorienne: docile, soumise à son époux, dévouée à sa famille, et toujours douce et charmante. Selon Woolf, les femmes écrivaines doivent « tuer l’ange dans la maison », c’est-à-dire le fantasme de la perfection féminine qui empêche les femmes d’être indépendantes. Vous trouverez la critique de Woolf ici: http://s.spachman.tripod.com/Woolf/professions.htm

Théories et courants féministes

[Q] Qu’est ce que l’intersectionnalité ?

[R] Vaste question! Voici ce que j’en comprends: le concept a été élaboré par des féministes noires américaines. Il part d’un constat: le mouvement féministe s’adressait (s’adresse?), par défaut, à des femmes blanches de classe moyenne, et ne prenait pas en compte la situation spécifique des femmes noires; le mouvement anti-raciste s’adressait lui, par défaut, aux hommes noirs, sans questionner les formes prises par le patriarcat dans ses rangs. Il fallait donc trouver un moyen de faire entendre la voix des femmes noires en tenant compte des intersections qui font la spécificité de leur identité. Il fallait aussi pouvoir comprendre la complexité de ces intersections: une identité ne fonctionne pas par addition (femme + noire). Si c’était le cas, on pourrait considérer qu’une fois le problème du sexisme réglé, il n’y aurait plus qu’à traiter celui du racisme (et vice versa) pour mettre fin à l’oppression que subissent les femmes noires dans les sociétés occidentales (celles que je connais). C’est beaucoup plus compliqué que ça: le sexisme que vivent les femmes noires n’est pas exactement le même que celui que vivent les femmes blanches, et il ne se résume pas non plus totalement au problème du racisme.
Depuis que l’intersectionnalité est devenue un outil militant, cette idée d’identités intersectionnelles s’est étendue, pour intégrer la sexualité, l’identité de genre, l’opposition valide/non-valide… Autant de facettes qui créent la spécificité des situations sociales des personnes et des différentes formes d’oppression dont elles peuvent faire l’objet. Je ne pense pas que cette extension satisfasse tout le monde, j’en ai lu récemment des critiques sur Twitter par des femmes noires, qui tiennent à rappeler l’origine du concept.
Autre chose: dans le discours militant, on est souvent passé de l’idée d’*identité* intersectionnelle à celle d’*attitude* militante: beaucoup de féministes se présentent comme intersectionnelles pour se revendiquer d’une certaine forme de féminisme, caractérisée par l’inclusivité. Contre l’exclusion, de fait, par des formes « mainstream » de féminisme, de certaines femmes (racisées, non-valides, trans, queer…), cette posture vise une inclusion maximale et place au coeur de son approche la parole des premier.es concerné.es.
Ce sont justement les personnes racisées qui parlent le mieux de l’intersectionnalité 🙂 quelques exemples:
– L’article classique « Cartographies des marges » http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=CDGE_039_0051
– Chez Mrs Roots (voir les nombreuses questions auxquelles elle a répondu http://ask.fm/mrsxroots):
http://mrsroots.wordpress.com/2014/05/25/lintersectionnalite/
http://mrsroots.wordpress.com/2014/07/16/le-tone-policing-un-silence-de-longue-duree/
– Chez le Nègre Inverti:
http://negreinverti.wordpress.com/lintersectionnalite-en-question-entre-depolitisation-et-usage-radical/

[Q] Bonjour, je vois beaucoup de débats sur le clivage entre féminisme matérialiste et intersectionnel. Est-ce que vous pourriez m’expliquer quels sont les différences majeures entre les deux ?‎

[R] Tu penses peut-être à ce texte? http://sortirlescouteaux.wordpress.com/2014/08/01/intersectionnalite-transphobie-et-twitter/
Pour faire court, et pour résumer ce que j’en comprends: l’intersectionnalité est un concept lié à une politique reposant sur les identités. Au passage, je ne pense pas que le féminisme intersectionnel soit un mouvement, au même titre que le féminisme essentialiste; « intersectionnalité » est un concept, un outil d’analyse, mais il ne détermine pas tout un mouvement autour de lui. Ce concept a été élaboré par des femmes noires pour permettre de rendre compte d’une identité (femme et noire) qui n’était pas vraiment prise en compte ni par le féminisme, ni par les mouvements anti-racisme, alors que ces femmes vivent du fait de leur identité une situation d’oppression spécifique.
Cette politique identitaire (pas au sens négatif où on l’entend généralement en France) est étrangère à la politique du féminisme matérialiste, qui repose sur une analyse des positions sociales et s’appuie sur des concepts issus, notamment, du marxisme. Ce courant féministe s’intéresse, notamment, à ce qu’il appelle la division sexuelle du travail et aux rapports sociaux de sexe (autrement dit, le genre). D’où, parfois, une opposition, qui est surtout due à mon avis au fait que les personnes ne partagent pas du tout les mêmes prémisses. C’est une opposition qui rappelle celle qui existe entre féminismes matérialiste et queer (désolée, ça se complique encore, mais voilà un article sur le sujet: http://www.contretemps.eu/interventions/f%C3%A9minisme-mat%C3%A9rialiste-queer).
Il me semble que le féminisme matérialiste reproche aux personnes utilisant le concept d’intersectionnalité de ne pas s’appuyer sur une analyse des rapports de domination systémiques et des positions sociales des personnes, au profit d’une mise en avant des identités qui risquent de tendre vers l’essentialisme. Le concept d’intersectionnalité conduit en effet à une espère d’éclatement des identités (d’où l’habitude de parler d’hommes cis hétéro blancs, par ex, chaque étiquette correspondant à une identité différente, et le tout formant un groupe spécifique) que contestent les féministes matérialistes, qui ne voient pas là, concrètement, un groupe social identifiable.

[Q] Je vois beaucoup de discussions sur les théories queer, mais j’ai encore du mal à saisir tout.. pourriez vous m’expliquer de quoi il retourne et pourquoi ce courant du féminisme est parfois contesté ?‎

[R] Les théories queer ce n’est vraiment pas mon fort, donc je vais m’appuyer sur l’Introduction aux études sur le genre pour répondre sans dire trop de bêtises (http://www.academia.edu/1990475/INTRODUCTION_AUX_ETUDES_SUR_LE_GENRE_2eme_ed._revue_et_augmentee_).
D’abord, je ne sais pas si tout le monde le sait, mais « queer » en anglais est à l’origine une insulte désignant les homosexuels ou toute autre personne ne correspondant pas aux normes du genre. Le mouvement queer se fonde sur une appropriation du terme, à la fin des années 80 – début des années 90. Je cite le livre: « Tout en considérant les identités comme n’ayant pas de fondement naturel, ce mouvement s’affirme par une revendication identitaire stratégique visant à faire des minorités et des identités sexuelles le lieu de la contestation des normes dominantes » (p. 51). C’est un risque théorique important et une des raisons pour lesquelles le queer est critiqué: cette position très anti-essentialiste se fonde en même temps sur une « revendication identitaire stratégique » et risque donc de tomber dans une autre forme d’essentialisme. On utilise les sexualités, les genres ou les « races » comme la base de revendications identitaires, ce qui peut mener à considérer les groupes sociaux comme des ensembles fixes, évidents, qu’on ne questionne pas; c’est le cas, il me semble, pour toutes les politiques fondées sur la notion d’identité. Je simplifie un peu, mais il me semble que c’est là une des difficultés du queer.

Il s’agit de rompre avec une vision pacifique des luttes féministe et LGBT, qui viseraient simplement à trouver pour les femmes et les minorités sexuelles une place dans le système. Le mouvement queer, lui, refuse cette assimilation et un militantisme basé sur l’égalité des droits: il cherche à déconstruire les normes majoritaires, et non à les rejoindre par une politique d’assimilation -> « la stratégie queer positionne les minorités dans une stratégie de lutte et de critique qui dérange l’aspiration égalitaire à une vie aussi paisible que celle de la majorité » (p. 50). Il s’agit donc d’un mouvement profondément subversif, mais assez disparate aujourd’hui, et il perd de sa force; le terme « queer » est d’ailleurs souvent employé comme synonyme de LGBT, et non dans le sens que j’évoque plus haut.
LA référence en français sur les théories queer est Marie-Hélène Bourcier (Queer Zones). Son livre _Comprendre le féminisme_ est disponible en ligne: elle y explique longuement ce qu’est le féminisme queer. http://www.academia.edu/2130487/Comprendre_le_feminisme
Le mouvement queer est contesté pour plein de raisons différentes, cela dépend d’où on se place pour le critiquer… Je peux essayer de détailler les critiques mais il va falloir être plus précise 🙂 Tu parles des critiques au sein du féminisme?

[Q] Deux choses m’intriguent en particulier dans les critiques des théories queer: 1) l’opposition conflictuelle entre matérialisme et queer 2) la contestation d’une analyse centrée sur les discours‎.

[R] 1) Le féminisme matérialiste s’est développé dans les années 70, et s’appuie sur une critique marxiste des rapports d’oppression, à une époque où les concepts marxistes étaient souvent utilisés dans les sciences humaines (ce qui paraît souvent difficile à comprendre aujourd’hui). Le matérialisme analyse la société en termes de classes antagonistes historiquement constituées, il s’intéresse aux rapports entre ces groupes et considère que ce sont ces rapports qui expliquent la constitution même des groupes. Autrement dit, les groupes n’existent pas en-dehors de ces rapports, et surtout ils sont constitués par ces rapports, par des motivations matérielles. La domination est donc liée à des rapports sociaux très concrets, si je peux l’exprimer ainsi, des rapports matériellement quantifiables. C’est le féminisme matérialiste qui développe le concept de patriarcat dans une perspective féministe; il se définit comme un système de subordination des femmes ayant une base économique.
Le féminisme queer est né à la fin des années 80 – début des années 90, c’est-à-dire à un moment assez différent en termes à la fois politiques et scientifiques. Il se base sur une politique identitaire, et non sur l’analyse de rapports socio-économiques. Là où les féministes matérialistes parlent d’une classe de femmes constituée par un rapport de domination économique à l’avantage de la classe des hommes, les féministes queer cherchent à voir ce qu’il y a derrière les identités « homme » et « femme », et tentent de subvertir cette norme binaire en y ré-introduisant les enjeux de sexualité, d’identité de genre, parfois aussi de « race ». Mais il ne faut pas en faire non plus une opposition caricaturale; Monique Wittig, par exemple, est à la fois l’une des plus grandes théoriciennes du féminisme matérialiste et, en quelque sorte, une précurseuse du queer à travers sa réflexion sur les lesbiennes (cf sa formule célèbre « les lesbiennes ne sont pas des femmes »).
2) Je disais que la théorie queer naît dans un contexte intellectuel très différent: c’est après ce qu’on a appelé le « tournant linguistique » des sciences humaines. Pour faire court, les sciences humaines, au tournant des années 80, s’intéressent de plus en plus à la langue, et beaucoup considèrent que l’analyse du langage doit être préalable à toute autre analyse. On retrouve cette préoccupation notamment chez Judith Butler, une des grandes figures de la théorie queer, qui est philosophe et a une chaire de « rhétorique ». Par exemple, dans _Le pouvoir des mots_, elle s’intéresse à la puissance qu’a le langage (notamment les insultes) de blesser les individus. On a beaucoup reproché à la théorie queer de ne pas s’occuper des réalités matérielles, de l’expérience concrète des individus, ce qui pour Butler en tout cas est, à mon avis, faux.

[Q] Le recentrage sur l’identité et l’expérience des oppressions dans le militantisme provient-il réellement des mouvements dits intersectionnels ? Pour reformuler: est-ce vraiment une spécificité de l’intersectionnalité que de se centrer sur l’identité et les oppressions vécues ?‎

J’ai l’impression que dans tout ça la distinction entre théorie queer et intersectionnalité n’est pas très claire. Les deux sont liés mais il s’agit quand même bien de deux choses différentes: l’intersectionnalité est d’abord un concept, une manière de concevoir les identités, puis par extension une forme de pratique militante (inclusive); le queer est un ensemble de théories et un mouvement politique (qui s’essouffle à partir de la fin des années 90). Le lien entre les deux vient, d’après ce que je sais et ce que j’en comprends, du fait qu’ils sont liés à des politiques fondées sur les identités. Donc pour répondre à ta question, non, le centrement sur l’identité n’est pas une spécificité de l’intersectionnalité, le militantisme queer le fait aussi, par exemple.
Je note quand même que Kimberlé Crenshaw a inventé le terme d’intersectionnalité dans un article de 1991; c’est aussi la période d’émergence du queer. Donc on peut faire l’hypothèse, mais je ne m’y connais pas assez, que le contexte militant et universitaire de l’époque (Crenshaw est les deux) est favorable à un recentrement sur les identités. http://fr.wikipedia.org/wiki/Intersectionnalit%C3%A9
Quant au fait de se centrer sur les oppressions vécues, c’est quelque chose de très large, et pas propre aux approches intersectionnelles. Depuis les années 60-70, c’est un axe central du militantisme féministe: le partage d’expériences, les témoignages sur l’oppression telle qu’elle est vécue au quotidien, etc.

[Q] Je reviens encore une fois sur le conflit matérialisme/queer: est-ce que les analyses matérialistes abordent d’une manière ou d’une autre la question du langage ? Comment le langage et le discours sont-ils perçus au sein des analyses matérialistes ?‎

[R] Oui. Monique Wittig par exemple, que j’évoquais dans ma précédente réponse, s’y intéresse beaucoup. Dans « La marque du genre », par exemple, elle s’intéresse au genre grammatical comme manière de renforcer la « division des êtres en sexes »: Elle montre que ce n’est pas seulement un problème de grammaire mais que cela touche à l’existence des personnes. Elle critique la division entre abstrait et concret, langage et réel, et préfère ce qu’elle appelle « une approche matérialiste du langage »: selon elle, « même les catégories abstraites et philosophiques agissent sur le réel en tant que social. Le langage projette des faisceaux de réalité sur le corps social. Il l’emboutit et le façonne violemment. Les corps des acteurs sociaux, par exemple, sont formés par le langage abstrait aussi bien que par le langage non abstrait. » C’est pour ça qu’elle intéresse les théoricien.nes queer, Butler en tête: elle relie matérialité (réalité sociale, réalité des corps) et langage. Ce qu’elle exprime là, Butler l’exprimera dans sa théorie de la performativité: le genre n’est pas donné, immuable, on joue son genre, notamment grâce au langage.
La page Wikipédia à son sujet est assez claire: http://fr.wikipedia.org/wiki/Monique_Wittig#Th.C3.A9ories
Wittig n’est pas très facile à lire mais si tu te sens d’attaque:

Cliquer pour accéder à la-pensc3a9e-straight.pdf

Elle a aussi écrit des romans…

[Q] Comment expliquer à quelqu’unE que les femmes et les hommes appartiennent à des classes sociales antagonistes ? (sachant que la plupart des gens pensent immédiatement à Bourgeoisie/Prolétariat quand on parle de classes sociales)‎

[R] Cela supposerait déjà de comprendre ce qu’est la lutte des classes, ce qui est loin d’être évident aujourd’hui… Le féminisme matérialiste critique l’approche marxiste traditionnelle, qui subordonne la libération des femmes à la lutte des classes (la première devant découler directement, comme par magie, de la seconde). Les féministes marxistes reprochent au marxisme traditionnel de refuser de questionner les rapports de genre (ou plutôt, dans leur vocabulaire, les rapports sociaux de sexe) tels qu’ils se manifestent à tous les niveaux de la société, y compris dans les rangs des communistes, marxistes, etc. Mais les féministes matérialistes reprennent les fondements de l’analyse marxiste, à savoir l’analyse de la société en fonction de rapports socio-économiques de domination; c’est en fonction de ces rapports que les groupes se forment, et non le contraire (le rapport de domination crée les groupes « dominants » et « dominés », donc des classes antagonistes). Appliqué au féminisme, cela donne: le patriarcat est le système de subordination des unes à l’avantage des autres, et ce rapport crée deux groupes, deux classes de sexe: hommes et femmes. Il n’y a pas de domination « naturelle », seulement des dominations motivées sur le plan économique. Cette perspective suppose qu’on élargisse la définition de l’économie, du travail et des rapports de production pour y inclure les rapports au sein du couple et de la famille -> cf le célèbre slogan: « le privé est politique », le cercle familial et le couple n’échappent pas au système politico-économique du patriarcat, ils en font pleinement partie.
(J’ai utilisé ma bible pour répondre: l’_Introduction aux études sur le genre_, chapitre I « Sexe et genre », en particulier l’encadré p. 33 « Le féminisme matérialiste et la critique du patriarcat ».)

2 réflexions sur “Des questions?

  1. Sur (In)égalité et biologie, on pourrait pousser le raisonnement dans l’absurde : est-ce qu’un homme d’1,60m doit être traité différemment qu’un homme d’1,90m ? Les hommes doivent-ils être classés en fonction du format de leurs attributs sexuels ? Est-ce que les gens dont les organes sexuels sont stériles sont des humains de seconde classe ? Est-ce que le fait que Marie-José Pérec courre plus vite que 95% des hommes fait d’elle un homme ? Et pour finir, s’il existe une supériorité si évidente, s’il existe des rôles, des instincts ou des talents offerts par dame nature (faire la vaisselle,…), pourquoi devrait-on les institutionnaliser ? S’il n’existe aucune loi pour dire qu’on doit respecter la pesanteur terrestre, c’est bien parce que ça va de soi et que c’est bien une loi universelle. Et du reste, il s’est trouvé des hommes et des femmes pour vouloir échapper à l’attraction terrestre !
    Il est confortable dans une certaine mesure de prôner l’inégalité ontologique, ça permet de se dispenser de devenir une vraie personne, un individu, en se cachant derrière un groupe (privilégié ou pas, d’ailleurs).

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  2. Etre un homme féministe

    Je parle ici en tant qu’homme, car je n’ai pas d’autre choix que de d’assumer ma position. Je peux être aussi ouvert d’esprit et progressiste que je le voudrais, et aussi opprimé par les hommes virilistes qu’il serait possible, je suis un homme, je reste un homme, (blanc, hétérosexuel, plus ou moins cis-genre, et… ah si, non-valide) et je suis que je le veuille ou non dans le camp des dominants.
    Parmi les choses qui me semblent les plus difficiles dans cette position, c’est d’assumer que du fait même que je suis un dominant, un homme, mon discours est moins légitime que celui de n’importe quelle femme sur cette question. Elle est tentante, la « mecxplication », le « mansplaining », qui se donnerait pour caution de n’en être pas, d’être simplement un « discours à visée objective dégagé de tout sexisme, et puis je parle en tant qu’être humain et non pas en tant qu’homme »… Seulement j’ai été élevé dans cette société-ci, qui est patriarcale, et même si mon éducation et l’ensemble de mon vécu m’ont conduit à m’affirmer aujourd’hui comme féministe, je garde les représentations et la vision du monde du dominant.
    Ainsi, la chose la plus difficile à admettre pour moi, comme je suppose pour la plupart des hommes féministes (ceux qui ne le sont pas n’estiment pas devoir l’admettre), est de fermer ma gueule quand une femme s’exprime. C’est particulièrement difficile lorsque j’entends une femme tenir des propos sexistes (ou qui m’apparaissent comme tels), et ce d’autant plus que la raison pour laquelle je dois me taire m’apparaît comme relevant du sexisme (« c’est un traitement différent des hommes et des femmes en fonction de leur sexe/genre » (et je n’oserais évoquer le « sexisme à l’envers » qui est là, en filigrane, quelque part se profilant au fond de mon cerveau, et que je dois rabrouer à grand renfort d’articles de sociologie rappelant qu’il en est du « sexisme à l’envers » comme du « racisme à l’envers », soit l’expression choquée du dominant face à un dominé qui ose rendre les coups) )*
    En définitive, je me rends compte que me gorger de concepts féministes, devenir plus féministe que les femmes, devenir le champion / chevalier blanc qui défend les femmes tellement c’est elles qui ont raisons et qu’elles sont opprimées « les pauvres », ce n’est finalement qu’une façon « très subtile » de conserver mon privilège de dominant, celui de « parler devant », celui d’avoir un discours forcément légitime (voire plus légitime). Conserver ce privilège y compris auprès de celles qui le contestent.
    Bref, j’ai des progrès à faire. (mais j’ai bien mérité un cookie)

    Il est finalement moins dangereux pour un homme que pour une femme de se dire féministe. Cela, je m’en rends compte seulement en lisant les articles et les témoignages des femmes féministes, et en le comparant à mon vécu. Les femmes qui s’affirment féministes sont rapidement stigmatisées en harpies hystériques et revanchardes, alors que l’homme féministe acquiert d’emblée une aura de rebelle, de personne ouverte capable de se remettre en question pour se questionner lui-même et remettre en cause ses privilèges. L’homme féministe aura l’auréole du chevalier blanc volant au secours des femmes, il correspondra paradoxalement à un magnifique cliché sexiste de l’homme fort protecteur de la pauvre femme faible et fragile. La femme féministe sera une emmerdeuse qui cherche la petite bête là où ça n’a pas lieu d’être, qui ramène tout à sa petite personne et sa condition de femme alors que l’homme féministe est un héros plein d’abnégation, ou au pire un original pas bien dangereux. Parce que l’homme féministe est un homme, on n’a pas besoin de le faire taire.

    (enfin, je ne sais pas ce que vous en pensez…)

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