Il existe une tendance, dans le féminisme contemporain, à parler des revendications féministes – et donc à les justifier – en termes de choix. Je reconnais avoir beaucoup employé cette rhétorique moi-même, notamment à propos du port du voile pour les femmes musulmanes. Je suis farouchement en faveur du droit de ces femmes à décider de porter ou non le voile, mais réduire ce droit à un simple choix pose un problème majeur : cela revient à faire dépendre de l’individu une décision qui n’est jamais purement personnelle, mais qui s’inscrit dans un cadre précis et contraignant. En France, par exemple, la décision de porter ou non le voile est conditionnée par l’existence d’une islamophobie ambiante, d’agressions visant particulièrement des femmes voilées, d’une rhétorique républicaine confondant laïcité et suppression de toute marque religieuse (si la religion concernée est l’islam), etc. Mais elle est aussi conditionnée par l’environnement social et familial, l’éducation, l’appartenance à une culture plus ou moins traditionnaliste, les pressions éventuellement exercées, dans un sens ou dans l’autre, par l’entourage. Autrement dit, il ne s’agit jamais simplement d’un choix exercé en toute liberté par l’individu : ce choix est déterminé par des facteurs d’ordre social et politique, en plus des facteurs religieux (la croyance, par exemple, que les femmes musulmanes ont un devoir sacré de se couvrir).
Or qu’est-ce qu’on oppose à Laurence Rossignol critiquant la « mode pudique » ? Le choix des femmes à porter ou non le voile. Ce qui conduit la ministre à une démonstration d’islamophobie et de racisme, où elle compare le choix de porter le voile à celui des « nègres américains » de soutenir l’esclavage. Cette comparaison a déjà été largement critiquée, je n’y reviens pas ; simplement, je remarque que Laurence Rossignol tombe dans l’excès inverse de celui que je critique. Au lieu de réduire, comme le font tant de féministes, un droit à un choix, elle nie la possibilité même, pour les femmes musulmanes, de faire un choix éclairé en faveur du port du voile. Tout « choix » ne serait alors qu’une illusion de liberté, puisque les femmes musulmanes seraient entièrement déterminées par un contexte misogyne où elles seraient amenées à s’approprier ce qui ne profiterait, en fait, qu’au patriarcat.
Reprenons : en quoi consiste exactement cette rhétorique du choix, et pourquoi a-t-elle autant de succès ? La journaliste Hadley Freeman a parfaitement résumé le problème dans un article récent où elle critique les utilisations actuelles du mot empowerment [« le fait de donner du pouvoir à des personnes qui en sont privées »]. Elle explique qu’au sein de la « 4ème vague » du féminisme a émergé l’idée suivante :
Juger d’autres femmes parce qu’elles choisissent de faire quelque chose – n’importe quoi – est en soi anti-féministe, parce que ces femmes ont fait leur choix et agissent par conséquent de manière féministe. Le mot empowered a trouvé un nouvel élan et les femmes vivant leur vie en fonction de leurs propres choix et de leurs désirs sont décrites comme « self-empowered ». Le « féminisme du choix » remplace le « féminisme consumériste », mais les deux reviennent finalement au même : si une femme fait quelque chose de son propre gré – qu’il s’agisse de faire du pole dancing ou d’acheter des chaussures – alors il s’agit d’un acte féministe. Et plus que jamais, ce n’est pas du féminisme qu’il s’agit, mais de donner du pouvoir à la femme en tant qu’individu.
La dernière phrase est essentielle, et me reconduit à mon idée de départ : parler de choix oblige à se placer à l’échelle de l’individu, dont on suppose qu’il ou elle est en mesure d’exercer son libre-arbitre pour prendre des décisions personnelles sur la conduite de sa vie. Or d’où vient la rhétorique du choix dans le discours féministe ? Du débat sur l’avortement, plus spécifiquement de la réaction à l’étiquette pro-vie brandie par les opposant·es au droit à l’avortement. Cette étiquette s’inscrit dans la perspective selon laquelle l’avortement est en réalité un meurtre. Il s’agit donc d’imposer un cadrage bien particulier au débat, où des pro-vie s’opposeraient à des anti-vie. Pour résister à cette tentative de réduire ainsi le débat, les féministes ont créé une autre étiquette : pro-choix. Deux camps de « pro », correspondant à deux idéologies, s’opposent donc : les pro-vie et les pro-choix, l’IVG comme crime ou l’IVG comme droit. Cette opposition spécifique vient du débat étatsunien sur l’avortement, et s’est ensuite répandue ailleurs dans le monde. Or si vous êtes, comme moi, une avide consommatrice de séries venant des USA, vous aurez peut-être remarqué la manie qui consiste à présenter les parcours de vie en termes de « bons » et de « mauvais » choix. D’anciens criminels expliqueront ainsi qu’ils ont fait de « mauvais choix » qu’ils regrettent ; les gentils nous expliquent quant à eux sur un ton sentencieux que tout est une question de « bons » et de « mauvais » choix qui déterminent le cours de notre vie. Je suis toujours très agacée par cette idée qui fait complètement fi de décennies de recherches en sciences humaines, politiques et sociales, qui nous ont appris que le sujet individuel n’était pas aussi libre qu’il le croyait et était au contraire inscrit dans des situations bien précises et parfois soumis à des mécanismes qui le dépassent. Je ne parle même pas de la force de l’inconscient, qui empêche le sujet d’être « maître dans sa propre demeure ». Bref, il s’agit là d’une vision simpliste et naïve du monde.
Or le succès du cadrage féministe du débat sur l’avortement entre pro- et anti-choix (un cadrage qui reste utile) a conduit, il me semble, à appliquer le même cadrage d’abord à toutes les revendications féministes, puis à toutes formes d’actes exercés par des femmes. Qui dit choix dit exercice de son libre-arbitre et forme d’empowerment ; s’opposer à ce choix serait alors, automatiquement, un acte anti-féministe. Cette glorification du choix de l’individu s’oppose aux raisonnements d’ordre politique. Une autre comparaison peut permettre de comprendre ce problème : le fait de rapporter des déclarations comme « les Noirs sont paresseux » ou « les homosexuels ne devraient pas avoir le droit d’adopter » à de simples opinions. S’il ne s’agit que d’une opinion, alors aucun problème avec de telles déclarations, n’est-ce pas ? Chacun·e a le droit d’exprimer son opinion en démocratie, n’est-ce pas ? Or rapporter de telles déclarations à des « opinions » conduit à les vider de leur contenu politique. Toutes les « opinions » ne sont pas égales, et certaines sont passibles de sentences pénales, pour la simple et bonne raison qu’il ne s’agit pas que d’ « opinions » individuelles et inoffensives mais de manifestations de systèmes de discriminations qui se nourrissent des préjugés et de la peur de tout ce qui ne nous ressemble pas. Ce qui est en jeu, ce n’est pas que l’avis, soi-disant neutre et indépendant, d’un individu en particulier, mais la façon dont cet avis s’insère dans un système de pensée et de discriminations actives. Le problème est, au fond, exactement le même avec la rhétorique du choix. Tous les choix ne se valent pas, et faire un choix ne signifie pas automatiquement que ledit choix échappe à toute critique et à toute pensée politique. Ce n’est pas ainsi que nous parviendrons à aller de l’avant.
Nos adversaires ont alors beau jeu de considérer les formes contemporaines de féminisme comme une espèce de néolibéralisme centré sur l’individu et ses choix. Ils ont beau jeu de détourner nos arguments pour caricaturer les identités trans en les ramenant au choix d’être homme ou femme : il est inacceptable, disent-ils, de considérer que l’on puisse se lever un matin et décider d’être une femme. Jamais personne n’a évidemment revendiqué une telle chose, mais ils font semblant de nous prendre au mot et d’appliquer notre logique à toutes les revendications liées au féminisme, aux sexualités et au genre ; idem pour les homophobes qui parlent de l’homosexualité comme d’un choix de style de vie.
Il ne s’agit donc pas simplement de changer de termes pour parler des mêmes choses. Il faut selon moi prendre vraiment le temps de réfléchir aux implications de cette rhétorique du choix. Et il ne s’agit surtout pas de jeter les revendications concernées avec l’eau du bain – au contraire : je pense que ces revendications auront beaucoup plus de poids si on les considère en termes de droits plutôt qu’en termes de choix. Pour revenir sur les exemples que j’ai pris, je défends le droit des femmes à porter ce qu’elles veulent et à mettre fin à une grossesse non-désirée ; je défends le droit de vivre au grand jour son identité de genre et sa sexualité, le droit d’épouser qui l’on veut et d’adopter des enfants quelle que soit notre orientation sexuelle. Ou pour le dire autrement, je défends le droit au choix, c’est-à-dire que je me bats pour que l’exercice des droits de tou·tes soit possible, sans discrimination d’aucune sorte. En réorientant ainsi notre action et notre discours, on sera en mesure d’insister sur le fait que le féminisme n’est pas une somme de choix individuels émancipant des sujets isolés, mais un combat collectif pour l’autonomie et les droits de toutes.