Je partage ci-dessous les slides de mon intervention lors de l’atelier-conférence sur l’écriture inclusive organisé par des étudiant·es de Sciences Po dans le cadre de la Queer Week 2016. Merci encore à ces étudiant·es pour leur invitation, et à Cécile pour l’organisation de l’atelier. Y participaient également Sophie Labelle (autrice de la BD « Assignée garçon », récemment rebaptisée « Stéphie n’a jamais été un garçon ») et l’autrice et artiste Ariane Sirota.
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Compagnon persiste et signe… Ca tombe bien, nous aussi
Cet article a été rédigé par Denis Colombi, du blog Une heure de peine, et Anne-Charlotte Husson.
Dans une première interview, donnée au Figaro et publiée sur leur site internet le 7 janvier, Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, explique la « déconsidération » dont pâtirait la profession d’enseignant.e de la manière suivante :
Les métiers de l’enseignement étaient des métiers de promotion sociale. Ils ont cessé de jouer ce rôle. La féminisation massive de ce métier a achevé de le déclasser, c’est d’ailleurs ce qui est en train de se passer pour la magistrature. C’est inéluctable. Un métier féminin reste encore souvent un emploi d’appoint dans un couple. L’enseignement est choisi par les femmes en raison de la souplesse de l’emploi du temps et des nombreuses vacances qui leur permettent de bien s’occuper de leurs enfants.
Féminisation = déclassement : Cher M. Compagnon
Cher M. Compagnon,
Je voudrais vous faire part de ma perplexité. Peut-être pourriez-vous m’aider, d’ailleurs. Voyez-vous, j’ai toujours voulu être prof en collège ou lycée. J’ai réussi les concours, mais ai finalement décidé de passer mon tour pour faire une thèse et enseigner à l’université. Il n’empêche que l’enseignement reste ma vocation. J’aurais été fière et heureuse d’enseigner dans le secondaire. Oh, bien sûr, cette perspective me faisait aussi peur. Ce n’est pas un métier facile, il suffit d’écouter les profs pour s’en rendre compte.
Et puis hier, voilà que je découvre une interview de vous intitulée « Professeur, un métier sans évolution ». Les connaissances qui l’ont déjà lue ont l’air très en colère. Alors je clique. Et je vois que vous êtes vous aussi, M. Compagnon, préoccupé par l’avenir du métier. Mais pas pour les mêmes raisons.

Féminisation de la langue: quelques réflexions théoriques et pratiques
Les personnes lisant régulièrement ce blog auront sûrement remarqué que j’essaie au maximum d’éviter d’employer le masculin universel (j’explique ci-dessous ce que j’entends par là). Je voudrais tenter d’expliquer pourquoi (c’est le côté théorique) et surtout comment, par quelques réflexions liées à mon parcours sur cette question et à ma pratique comme féministe, blogueuse, mais aussi comme prof de français langue étrangère. Cette pratique est en évolution constante. Alors que j’étais d’abord extrêmement réticente, je me suis habituée à ces graphies à force de lectures et d’échanges militants, et j’aurais du mal aujourd’hui à faire marche arrière.
Aurons-nous bientôt une Première Ministre? La féminisation des noms de métiers et fonctions
J’ai récemment assisté à la présentation du fonctionnement d’un établissement scolaire par trois chefs d’établissement: deux hommes et une femme. La présentation s’appuyait, comme il se doit, sur un power point, présentant les diverses fonctions au sein d’un établissement et le rôle de chacun. L’une des diapositives précisait que le proviseur (lycée) / le principal (collège) est « l’ordonnateur des dépenses ». L’intervenante a alors précisé en affectant de plaisanter, mais sur un ton malgré tout sérieux, qu’elle était principale de son collège. Son voisin de gauche l’a interrompue pour dire avec un rire sarcastique: « Mais alors, est-ce qu’on doit dire ordonnatrice ou ordonnateure? »
Inutile de dire que j’ai été soulagée de l’intervention de cette principale, et outrée de la réaction de cet homme. Non seulement cela n’avait pour lui aucune importance, non seulement il se moquait ouvertement de l’intervention de sa collègue, mais il lui a coupé la parole pour le faire. Une manière évidente de rétablir un ordre qu’il devait estimer menacé (l’interruption est analysée par des linguistes comme « un réel déni d’égalité d’accès à l’espace de la parole » – vous pouvez lire à ce propos « La répartition des tâches entre les femmes et les hommes dans le travail de la conversation. Les pratiques conversationnelles des hommes » sur le site du collectif Les mots sont importants).
J’avais déjà été frappée, avant son intervention, par le fait que la présentation utilisait exclusivement le masculin dit « universel »: le proviseur, le gestionnaire, le CPE, le professeur… Quand on est sensibilisé à ces questions, il devient de plus en plus difficile d’accepter que le masculin représente, englobe, absorbe le féminin. En tant que femme, il m’est de plus en plus difficile d’accepter que le féminin reste largement invisible dans la langue quand il s’agit de s’adresser à un public qu’on suppose mixte. Et contrairement à ce que peuvent penser certain.es, il ne s’agit pas là d’une question anecdotique.
Ce qui m’intéresse surtout ici, c’est l’idée même et le procédé de féminisation, en particulier pour les noms de métiers et de fonctions. La « plaisanterie » de ce proviseur fait allusion à l’hésitation actuelle concernant le féminin du suffixe masculin -eur, qui prend, en français standard, la forme -euse ou -trice (danseur/danseuse, instituteur/institutrice). Vous remarquerez au passage que la réflexion se fait toujours dans le sens masculin -> féminin, le masculin, généralement moins long, étant considéré comme la forme de base. Le féminin du suffixe -eur pose parfois problème, comme pour le nom auteur, masculin, qu’on emploie aujourd’hui à propos de femmes (« Marie Darrieussecq est un auteur contemporain »). Le mot autrice existe, on le trouve employé dès le XVIIème siècle; voir la section « Féminisation » dans l’article « Ecrivain » de Wikipédia. On peut lire dans le même article:
Depuis le XXe siècle, l’usage semble osciller entre « femme de lettres », « écrivain », « écrivaine », « auteur » et « auteure ». En France, le mot « écrivaine » n’est pas reconnu par l’Académie française qui lui préfère le terme de « femme écrivain » ou, plus généralement, « écrivain », quand l’information de sexe n’est pas importante ; en revanche, le Petit Larousse l’admet depuis 2009, de même que la Présidence de la République. Au Québec et en Suisse romande, l’emploi des termes « écrivaine » et « auteure » s’est généralisé depuis les années 1980. En Belgique, la forme « écrivaine » est recommandée par le Service de la langue française dans les documents des autorités administratives, les ouvrages d’enseignement, les offres et demandes d’emploi.
Le sujet est complexe, car il ne touche évidemment pas qu’à la langue; on ne peut pas, selon moi, y réfléchir seulement en termes de purisme grammatical. Je suis tombée par hasard, en faisant des recherches pour cet article, sur une discussion de contributeurs/trices Wikipédia à propos d’un article sur une personnalité québécoise que je ne connaissais pas, Michaëlle Jean. La discussion porte notamment sur le point suivant: doit-on ou non féminiser le titre « gouverneur »? Les contributeurs et contributrices font intervenir des arguments en rapport avec les variantes francophones (français standard / français québécois), des arguments d’ordre purement grammatical (le féminin -eure serait une aberration) mais aussi d’ordre idéologique. Ainsi, si l’un d’eux refuse la féminisation en -eure, il ne voit aucun problème à « Première ministre » (dans l’article Wikipédia qui lui est consacré, Edith Cresson est décrite comme « Premier ministre de François Mitterrand »), car cela est pour lui » logique et grammaticalement tout ce qu’il y a de plus correct »; quelqu’un d’autre écrit:
Alors, il faudra vous y faire, après députée, sénatrice, il y a bien gouverneure ! Et il ne faudra pas longtemps je pense avant que l’on fasse disparaisse l’horrible Premier ministre [pour les femmes]. Edith Cresson Première ministre de la France, voila ! Je suis désolé pour vous tous, messieurs les machistes qui se cachent sous un français que vous ne connaissez même pas, mais cela se fera, avec ou sans vous. Vous pensiez la langue dernier refuge de l’homme, non la femme le colonisera aussi.
Au-delà de l’argument militant, je crois que cette idée de la langue comme dernier rempart contre la conquête, par les femmes, d’une place égale à celle des hommes est assez juste. La morphologie grammaticale et l’histoire de la langue, invoqués par l’Académie Française pour justifier leur position conservatrice à l’égard de la féminisation, ont bon dos. L’explication, selon moi, c’est que l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail, puis leur accès progressif à des fonctions de plus en plus élevées ont perturbé un ordre que la langue reflétait. Les noms de métiers ou de fonctions qui ont connu une féminisation récente, et dont le féminin ne se forme pas de manière « naturelle » (c’est-à-dire non choquante à l’oreille, comme chercheur/chercheuse), illustrent la permanence d’une barrière symbolique, bien ancrée dans les consciences des hommes comme des femmes, et malgré des incitations gouvernementales, depuis les années 1980, à faire évoluer la langue et les mentalités.
L’exemple des noms des fonctions considérées comme les plus dignes le montre bien: les années 1980 et 1990 ont connu plusieurs débats sur cette question, où l’on se demandait notamment s’il fallait dire « Madame la ministre » ou « Madame le ministre » (on voit ici qu’il n’y a pas de modification de la forme du mot, seulement de son déterminant; c’est déjà trop pour certain.es, apparemment). Edith Cresson (Première Ministre de François Mitterrand entre mai 1991 et avril 1992) est appelée « Madame le Premier Ministre ». Le blocage vient parfois des femmes elles-mêmes; certaines élues, par exemple, préfèrent se faire appeler « Madame le Maire » (la raison souvent invoquée est celle de l’homophonie mère/maire), ou « Madame le député » (quel est le problème avec « la députée »?). Difficile, cependant, de faire la part entre les appellations relevant d’un choix de la personne concernée et celles reflétant le conservatisme du locuteur ou de la locutrice… J’ai fait remarquer il y a quelques semaines, via Twitter, à Corinne Lepage que sa bio la présentant comme « députée européen » relevait d’un compromis pour le moins étonnant. Elle se décrit maintenant simplement comme « députée européenne ».
S’il y a une chose que j’ai apprise, après le débat sur « Mademoiselle » notamment, c’est que quand on parle de la langue, tout le monde a son mot à dire (ce qui est normal); en revanche, les féministes, elles, sont invitées à se la fermer, souvent avec violence. Ne parlons même pas de la règle « le masculin l’emporte sur le féminin ». Petit échantillon, trouvé sur un forum de jeux vidéo. Il y a aussi des femmes qui interviennent dans la discussion (« Moi ça ne m’a jamais gênée »), mais la majorité des commentaires, souvent assez violemment anti-féministes, viennent d’hommes: « On se prend la tête pour des trucs débiles sans déconner », « Les extrémistes féministes me répugnent », « Ca me donne envie de casser de la féministe quand je lis des conneries pareilles », l’incontournable « elles haïssent la différence et renient la nature », et le non moins incontournable « elles n’ont pas mieux à faire, franchement? ». Comme on est entre soi, même pas la peine d’argumenter, les féministes sont de toutes façons dévaluées a priori et toute idée d’évolution du fonctionnement actuel de la langue est accueillie à grands coups de smileys rigolards.
Ce conservatisme est, me semble-t-il, dominant. La féminisation systématique des noms, mais aussi des textes (par la mise en évidence systématique du féminin, grâce à divers procédés: « ceux et celles », « ils/elles », chacun-e, certain.es…) relève toujours, en France du moins, d’une approche militante, et est par conséquent automatiquement perçue comme tel, avec les conséquences positives et négatives que cela peut avoir. Au cours d’une conversation sur cette question avec une universitaire (que j’appelle, personnellement, une enseignante-chercheuse – on peut aussi parler de chercheure), spécialiste de la question du genre grammatical en anglais, celle-ci m’a expliqué préférer se désigner elle-même comme « enseignant-chercheur » et considérer que ses homologues revendiquant le titre féminisé revendiquaient ainsi de manière trop ouverte une position militante dans un milieu qui reste, malgré tout, conservateur.
La féminisation systématique semble donc avoir donné lieu à un type d’usage de la langue très spécifique et toujours minoritaire (en français du moins, les procédés variant d’une langue à l’autre). Le refus de l’invisibilité linguistique des femmes et la mise en évidence du féminin définissent les contours d’une forme de communauté linguistique régie par ses propres codes, ceux-ci relevant toujours, en grande partie, de l’expérimentation linguistique. La spécificité de cette communauté linguistique réside dans l’identification militante de ses membres. Il sera intéressant, avec le recul, de voir ce qui, parmi la diversité des choix proposés (par exemple entre -eur et -eure, -eure et -euse) et des pratiques d’écriture possibles (parenthèses, points, majuscules tirets pour faire apparaître le masculin et le féminin, etc.), se conservera et passera dans la langue commune… à toutes et à tous.
Pour aller plus loin:
J’ai rassemblé plusieurs ressources sur la question dans mon Pearltree (collection de liens) consacré aux rapports entre genre et langage.