Réaliser: « moi aussi »

Il y a des lectures, des découvertes qui arrivent exactement au bon moment: au moment où vous êtes prêt·es à les accueillir et à les accepter; au moment où vous en avez besoin pour mettre des mots sur ce qu’il se passe autour de vous. J’ai commencé à lire Living a feminist life de Sarah Ahmed le jour où j’ai dit: moi aussi. C’était une pure coïncidence, mais ces deux actes – dire au monde que oui, bien sûr, moi aussi, et lire Sarah Ahmed – sont en fait intimement liés.

Sarah Ahmed essaie, dans la première partie de son livre, de décrire le processus du « devenir féministe ». Elle parle de l’importance des émotions dans ce processus: tout commence par ce ressenti confus, la sensation d’une injustice. Elle explique comment le féminisme offre de nouvelles manières de comprendre, a posteriori, ce qui nous est arrivé. Elle met le doigt sur quelque chose d’absolument crucial (c’est moi qui traduis):

Le travail féministe est souvent un travail de la mémoire. Nous travaillons pour nous souvenir de ce que nous aimerions parfois voir s’estomper. En réfléchissant à ce que signifie vivre une vie féministe, je me suis souvenue; j’ai essayé de recoller les morceaux. J’ai appliqué une éponge sur le passé (p. 22).

Appliquer une éponge sur le passé: mettre à profit mon apprentissage féministe pour revisiter mes expériences, mon histoire.

Je suis activement engagée dans le militantisme et la recherche féministe depuis plusieurs années maintenant. Pourtant ce n’est que récemment que j’ai pu donner son vrai nom à la première agression sexuelle que j’ai subie. J’avais 15 ans. Un frotteur du métro. Je n’avais pas oublié l’épisode en lui-même, je m’en souvenais confusément comme d’une confrontation au sexisme et à la violence masculine. Pourtant je ne lui avais pas donné son nom: agression sexuelle. Un délit. Punissable par la loi, en théorie.

Ré-habiter son passé de cette manière peut mener à ce sentiment incroyable qui vient du fait de donner leur nom aux choses, de comprendre, et de rejoindre un collectif – moi aussi; mon expérience n’est pas isolée. Mais comme l’explique Ahmed, donner son nom au sexisme, ou au racisme, ou à l’homophobie peut s’avérer impossible: parfois il est plus simple, moins douloureux de ne pas le faire, cela nous permet de continuer à vivre comme si de rien n’était, à peu près. Le féminisme est un travail des émotions, émotions que nous ne sommes pas toujours en mesure de gérer. Nombre de femmes ont ces derniers jours été confrontées à des émotions complexes, face au déferlement de « moi aussi », à l’injonction parfois ressentie de le dire, de se dire victime de harcèlement ou d’agression sexuelle, face à leur propre histoire. Mais n’oublions pas:

Alors que nous commençons ce processus consistant à recoller ses propres morceaux nous trouvons beaucoup plus que nous-mêmes. Le féminisme, en nous donnant un endroit où aller, nous permet de revisiter par où nous sommes passées. Nous pouvons devenir encore plus conscientes du monde grâce à ce processus qui nous rend conscientes des injustices, parce qu’on nous avait appris à ignorer tant de choses (p. 31).

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Sarah Ahmed, Living a Feminist Life, Duke University Press, 2017.

Lancement: Connaissance de causes

Emplois fictifs, hologrammes, programmes fantômes, alliances oui-peut-être-mais-non…

Dans tout ça, les sujets chers à mon cœur, et auxquels ce blog se consacre, ont pour l’instant tenu une place minimale dans la campagne: je parle des enjeux liés au·x féminisme·s, au genre et aux sexualités.

Avec une dizaine de personnes, nous avons décidé de mettre à la disposition du public un outil d’analyse de la campagne présidentielle qui se concentre sur ces enjeux. Le projet s’appelle Connaissance de causes (… vous l’avez?).

Bannière par Morpheen

Bannière par Morpheen

 

Nous analysons les programmes des candidat·es, revenons sur leurs actions et dires passés, proposons des analyses transversales à propos de thèmes particuliers. Nous sommes un collectif apartisan, ce qui ne veut pas dire que nous sommes apolitiques: nous sommes engagé·es pour la défense des droits des femmes, des minorités sexuelles et des minorités de genre. Notre perspective est également résolument intersectionnelle.

Vous trouverez ici une présentation complète du projet, ainsi qu’une liste des points clés qui nous servent d’entrées pour analyser la place du genre, des féminismes et des sexualités dans la campagne. Est également déjà en ligne une revue du web. Les analyses des programmes suivront prochainement (certaines parties du site sont donc encore en travaux).

Si vous entendez voter en avril prochain, faites-le en toute connaissance de cause.

Une féministe se marie

Je n’ai pas pour habitude de parler sur ce blog de sujets vraiment personnels, mais je vais faire une exception, et pas seulement parce que le personnel est politique. Je me marie dans quelques jours et j’aimerais vous faire part de mon expérience de féministe planifiant un mariage. Au passage, précisons que le fait que je me confie n’est pas un appel à opinions sur mes choix de vie, et que quand j’évoque le rapport entre le fait d’être féministe et celui de se marier, ce n’est pas pour justifier de tels choix ; ce n’est pas pour défendre mon mariage, ni le mariage en général : c’est pour de faire le point sur ce qui m’arrive, et partager avec vous des remarques, interrogations et inquiétudes qui, j’en suis sûre, auront traversé l’esprit de nombreuses autres personnes.

Je me rends compte que ces précautions introductives illustrent la raison principale pour laquelle j’ai voulu écrire ce billet : l’idée, assez répandue je crois, qu’il y aurait contradiction dans les termes, que féminisme et mariage entreraient en conflit. Je dois dire que c’est un conflit qui continue, malgré moi, à me poser question. J’appartiens à une génération de féministes qui entretient une relation complexe, je pense, avec le mariage. Nous ne sommes plus dans la situation des féministes de la 2ème vague, qui dénonçaient avec raison le mariage comme l’institution hétéropatriarcale par excellence. L’évolution rapide des mentalités, mais aussi le fait que cette institution a cessé d’être le temple de l’hétérosexisme (puisque les couples « de sexe différent » ne sont plus les seuls à pouvoir se marier), ont fait que le statut du mariage a considérablement évolué. Cette évolution est notamment légale: depuis les années 1960, où les femmes mariées acquièrent le droit d’ouvrir un compte en banque sans la permission de leur mari, jusqu’au mariage pour tous, en passant par la reconnaissance du viol conjugal et donc la remise en cause du « devoir conjugal », la définition du mariage a petit à petit changé de visage. Tout n’est pas parfait, bien sûr, et on ne refera pas l’histoire du mariage en quelques décennies. La critique féministe du mariage se conjugue bien souvent à d’autres formes de critiques politiques, qui ont quant à elles certainement moins perdu de leur actualité ; mais pour ce qui est du féminisme, j’en suis pour ma part arrivée à la conclusion que le mariage pouvait aujourd’hui être ce que l’on en fait, et non plus nécessairement un carcan patriarcal qui s’impose à nous.

L’évolution du mariage a d’autres conséquences, expliquées par la sociologue Florence Maillochon dans une intéressante interview accordée à Libération : si les couples choisissent moins souvent le mariage que par le passé, ils en font aujourd’hui un évènement, « une forme de mise en scène de son couple » qui n’existait pas auparavant. Si bien que, pour la sociologue, le fait d’être marié en vient presque à moins compter que celui de se marier : le jour du mariage, qui a toujours tenu le rôle de rite de passage, n’a sans doute jamais eu autant d’importance qu’aujourd’hui. La plupart des futur·es marié·es passent des mois, parfois des années à le préparer, et dépensent pour cela des fortunes. Le contraste est saisissant ne serait-ce qu’avec la génération de mes parents, pour qui il était encore coutume que les parents des marié·es organisent la cérémonie et la fête du mariage. L’idée traditionnello-disneyesque du « plus beau jour de notre vie » est toujours là, mais il me semble qu’elle a elle aussi évolué. Elle était auparavant liée à l’aspiration, censée être partagée par toute jeune fille qui se respecte, de trouver un mari, et à la réalisation de cette aspiration ; c’est d’ailleurs pour cela que le conte de fées s’arrête toujours au mariage, comme s’il sonnait la fin de l’aventure, l’aboutissement de la quête — et ils vécurent heureux, etc. Cette conception n’a sûrement pas tout à fait disparu, mais aujourd’hui, l’idée du « plus beau jour de notre vie » semble d’être déplacée vers le « jour J », le « special day » du mariage, qui doit être le plus beau jour de notre vie, marquer les esprits, impressionner tout le monde, etc.

Série « Fallen Princesses » de la photographe Dina Goldstein (image cliquable)

Personnellement, je considère que vivre « le plus beau jour de ma vie » à 27 ans serait un bien triste augure pour le reste de ladite vie, mais je ne veux en aucun cas juger les gens — généralement des femmes — qui misent tant sur l’organisation de cette journée, d’autant que tout le business du mariage les pousse à le faire. Je savais vaguement que ce business existait, mais quiconque n’en a jamais fait l’expérience de première main ne peut se douter de l’étendue de la chose. C’est franchement assez terrifiant. Tout, absolument tout est marketé, jusqu’au cintre sur lequel vous placerez votre robe pour prendre des photos « le jour J » ou le petit coussin sur lequel poser les alliances. Si si. Et dans ce marketing, un trait constant : dans 99% des cas, il vise la mariée (tout ce tintouin capitaliste reste extrêmement hétéronormatif, hors du mariage homme-femme point de salut). Tout cela délivre un message implicite : encore aujourd’hui, les femmes accordent, ou doivent accorder, une place plus importante au mariage que les hommes. Elles s’y investissent plus, que ce soit en termes d’émotions ou de travail.

Un billet invité écrit par Gaëlle en 2012 résume à peu près tout le mal que je passe d’une partie importante de ce marketing marital, celle qui concerne les « enterrements de vie de jeune fille ». Bien qu’inventé par des féministes, et assez révolutionnaire à l’époque (une jeune fille n’étant pas censée avoir eu une vie avant son mariage), le concept a aujourd’hui été largement récupéré par le patriarcat et le capitalisme à la fois. Qu’on se rassemble entre copines pour faire du saut à l’élastique, de la cuisine ou la tournée des bars, je n’ai évidemment aucun problème avec ça, mais l’idée qu’il faudrait « enterrer » quoi que ce soit n’est pas seulement datée, c’est une énormité sexiste. Comme l’écrasante majorité des couples qui se marient de nos jours, je vis depuis plusieurs années avec mon compagnon ; le mariage ne va rien changer à notre vie quotidienne. Et qu’est-ce que c’est, ma « vie de jeune fille »? Une vie de liberté, en particulier sexuelle, à laquelle je suis censée renoncer pour me marier ? Cela supposerait déjà que la « libération sexuelle » des femmes ait été vraiment conquise… mais c’est là un autre débat.

Dernière question qui me tient à coeur, celle du nom de famille. Il y a plusieurs mois, j’ai posé la question sur Twitter de la transmission du nom à ses enfants, pour tenter de comprendre pourquoi c’était toujours, dans la majorité écrasante des cas, le nom de père (et seulement lui) qui était transmis. Les nombreuses réponses ont notamment mis en lumière que les situations étaient parfois très variées, et que le choix du nom du père pouvait être motivé par des raisons complexes qui n’avaient sans doute, du moins pour certaines d’entre elles, rien à voir avec le patriarcat. Beaucoup des femmes en relation hétéro qui m’ont répondu ont expliqué avoir conservé leur nom dit « de jeune fille » (je préfère pour ma part « nom de naissance ») mais ne pas l’avoir forcément transmis à leurs enfants. Depuis que j’ai commencé à parler de mon mariage autour de moi, on m’a souvent demandé si j’allais prendre le nom de mon compagnon, notamment parce qu’il est étranger. Quand je réponds que non, on me demande généralement pourquoi ; il semble donc qu’en 2016, il faille encore se justifier de ne pas vouloir abdiquer son nom de naissance. Mais j’ai surtout été frappée par les personnes (parfois des amies) de mon âge qui ne m’ont même pas posé la question mais sont parties du principe que j’allais changer de nom. Il n’y a pas de jugement de ma part à ce sujet, c’est simplement un constat, et cela pointe sans doute vers une insuffisance du travail féministe dans ce sens…

 

Parlons de droits plutôt que de choix

Il existe une tendance, dans le féminisme contemporain, à parler des revendications féministes – et donc à les justifier – en termes de choix. Je reconnais avoir beaucoup employé cette rhétorique moi-même, notamment à propos du port du voile pour les femmes musulmanes. Je suis farouchement en faveur du droit de ces femmes à décider de porter ou non le voile, mais réduire ce droit à un simple choix pose un problème majeur : cela revient à faire dépendre de l’individu une décision qui n’est jamais purement personnelle, mais qui s’inscrit dans un cadre précis et contraignant. En France, par exemple, la décision de porter ou non le voile est conditionnée par l’existence d’une islamophobie ambiante, d’agressions visant particulièrement des femmes voilées, d’une rhétorique républicaine confondant laïcité et suppression de toute marque religieuse (si la religion concernée est l’islam), etc. Mais elle est aussi conditionnée par l’environnement social et familial, l’éducation, l’appartenance à une culture plus ou moins traditionnaliste, les pressions éventuellement exercées, dans un sens ou dans l’autre, par l’entourage. Autrement dit, il ne s’agit jamais simplement d’un choix exercé en toute liberté par l’individu : ce choix est déterminé par des facteurs d’ordre social et politique, en plus des facteurs religieux (la croyance, par exemple, que les femmes musulmanes ont un devoir sacré de se couvrir).

Or qu’est-ce qu’on oppose à Laurence Rossignol critiquant la « mode pudique » ? Le choix des femmes à porter ou non le voile. Ce qui conduit la ministre à une démonstration d’islamophobie et de racisme, où elle compare le choix de porter le voile à celui des « nègres américains » de soutenir l’esclavage. Cette comparaison a déjà été largement critiquée, je n’y reviens pas ; simplement, je remarque que Laurence Rossignol tombe dans l’excès inverse de celui que je critique. Au lieu de réduire, comme le font tant de féministes, un droit à un choix, elle nie la possibilité même, pour les femmes musulmanes, de faire un choix éclairé en faveur du port du voile. Tout « choix » ne serait alors qu’une illusion de liberté, puisque les femmes musulmanes seraient entièrement déterminées par un contexte misogyne où elles seraient amenées à s’approprier ce qui ne profiterait, en fait, qu’au patriarcat.

Reprenons : en quoi consiste exactement cette rhétorique du choix, et pourquoi a-t-elle autant de succès ? La journaliste Hadley Freeman a parfaitement résumé le problème dans un article récent où elle critique les utilisations actuelles du mot empowerment [« le fait de donner du pouvoir à des personnes qui en sont privées »]. Elle explique qu’au sein de la « 4ème vague » du féminisme a émergé l’idée suivante :

Juger d’autres femmes parce qu’elles choisissent de faire quelque chose – n’importe quoi – est en soi anti-féministe, parce que ces femmes ont fait leur choix et agissent par conséquent de manière féministe. Le mot empowered a trouvé un nouvel élan et les femmes vivant leur vie en fonction de leurs propres choix et de leurs désirs sont décrites comme « self-empowered ». Le « féminisme du choix » remplace le « féminisme consumériste », mais les deux reviennent finalement au même : si une femme fait quelque chose de son propre gré – qu’il s’agisse de faire du pole dancing ou d’acheter des chaussures – alors il s’agit d’un acte féministe. Et plus que jamais, ce n’est pas du féminisme qu’il s’agit, mais de donner du pouvoir à la femme en tant qu’individu.

La dernière phrase est essentielle, et me reconduit à mon idée de départ : parler de choix oblige à se placer à l’échelle de l’individu, dont on suppose qu’il ou elle est en mesure d’exercer son libre-arbitre pour prendre des décisions personnelles sur la conduite de sa vie. Or d’où vient la rhétorique du choix dans le discours féministe ? Du débat sur l’avortement, plus spécifiquement de la réaction à l’étiquette pro-vie brandie par les opposant·es au droit à l’avortement.  Cette étiquette s’inscrit dans la perspective selon laquelle l’avortement est en réalité un meurtre. Il s’agit donc d’imposer un cadrage bien particulier au débat, où des pro-vie s’opposeraient à des anti-vie. Pour résister à cette tentative de réduire ainsi le débat, les féministes ont créé une autre étiquette : pro-choix. Deux camps de « pro », correspondant à deux idéologies, s’opposent donc : les pro-vie et les pro-choix, l’IVG comme crime ou l’IVG comme droit. Cette opposition spécifique vient du débat étatsunien sur l’avortement, et s’est ensuite répandue ailleurs dans le monde. Or si vous êtes, comme moi, une avide consommatrice de séries venant des USA, vous aurez peut-être remarqué la manie qui consiste à présenter les parcours de vie en termes de « bons » et de « mauvais » choix. D’anciens criminels expliqueront ainsi qu’ils ont fait de « mauvais choix » qu’ils regrettent ; les gentils nous expliquent quant à eux sur un ton sentencieux que tout est une question de « bons » et de « mauvais » choix qui déterminent le cours de notre vie. Je suis toujours très agacée par cette idée qui fait complètement fi de décennies de recherches en sciences humaines, politiques et sociales, qui nous ont appris que le sujet individuel n’était pas aussi libre qu’il le croyait et était au contraire inscrit dans des situations bien précises et parfois soumis à des mécanismes qui le dépassent. Je ne parle même pas de la force de l’inconscient, qui empêche le sujet d’être « maître dans sa propre demeure ». Bref, il s’agit là d’une vision simpliste et naïve du monde.

Or le succès du cadrage féministe du débat sur l’avortement entre pro- et anti-choix (un cadrage qui reste utile) a conduit, il me semble, à appliquer le même cadrage d’abord à toutes les revendications féministes, puis à toutes formes d’actes exercés par des femmes. Qui dit choix dit exercice de son libre-arbitre et forme d’empowerment ; s’opposer à ce choix serait alors, automatiquement, un acte anti-féministe. Cette glorification du choix de l’individu s’oppose aux raisonnements d’ordre politique. Une autre comparaison peut permettre de comprendre ce problème : le fait de rapporter des déclarations comme « les Noirs sont paresseux » ou « les homosexuels ne devraient pas avoir le droit d’adopter » à de simples opinions. S’il ne s’agit que d’une opinion, alors aucun problème avec de telles déclarations, n’est-ce pas ? Chacun·e a le droit d’exprimer son opinion en démocratie, n’est-ce pas ? Or rapporter de telles déclarations à des « opinions » conduit à les vider de leur contenu politique. Toutes les « opinions » ne sont pas égales, et certaines sont passibles de sentences pénales, pour la simple et bonne raison qu’il ne s’agit pas que d’ « opinions » individuelles et inoffensives mais de manifestations de systèmes de discriminations qui se nourrissent des préjugés et de la peur de tout ce qui ne nous ressemble pas. Ce qui est en jeu, ce n’est pas que l’avis, soi-disant neutre et indépendant, d’un individu en particulier, mais la façon dont cet avis s’insère dans un système de pensée et de discriminations actives. Le problème est, au fond, exactement le même avec la rhétorique du choix. Tous les choix ne se valent pas, et faire un choix ne signifie pas automatiquement que ledit choix échappe à toute critique et à toute pensée politique. Ce n’est pas ainsi que nous parviendrons à aller de l’avant.

Nos adversaires ont alors beau jeu de considérer les formes contemporaines de féminisme comme une espèce de néolibéralisme centré sur l’individu et ses choix. Ils ont beau jeu de détourner nos arguments pour caricaturer les identités trans en les ramenant au choix d’être homme ou femme : il est inacceptable, disent-ils, de considérer que l’on puisse se lever un matin et décider d’être une femme. Jamais personne n’a évidemment revendiqué une telle chose, mais ils font semblant de nous prendre au mot et d’appliquer notre logique à toutes les revendications liées au féminisme, aux sexualités et au genre ; idem pour les homophobes qui parlent de l’homosexualité comme d’un choix de style de vie.

Il ne s’agit donc pas simplement de changer de termes pour parler des mêmes choses. Il faut selon moi prendre vraiment le temps de réfléchir aux implications de cette rhétorique du choix. Et il ne s’agit surtout pas de jeter les revendications concernées avec l’eau du bain – au contraire : je pense que ces revendications auront beaucoup plus de poids si on les considère en termes de droits plutôt qu’en termes de choix. Pour revenir sur les exemples que j’ai pris, je défends le droit des femmes à porter ce qu’elles veulent et à mettre fin à une grossesse non-désirée ; je défends le droit de vivre au grand jour son identité de genre et sa sexualité, le droit d’épouser qui l’on veut et d’adopter des enfants quelle que soit notre orientation sexuelle. Ou pour le dire autrement, je défends le droit au choix, c’est-à-dire que je me bats pour que l’exercice des droits de tou·tes soit possible, sans discrimination d’aucune sorte. En réorientant ainsi notre action et notre discours, on sera en mesure d’insister sur le fait que le féminisme n’est pas une somme de choix individuels émancipant des sujets isolés, mais un combat collectif pour l’autonomie et les droits de toutes.

 

 

Publication: Le féminisme, éditions du Lombard

J’en ai déjà parlé sur Facebook et Twitter mais jamais ici. Il était donc grand temps de vous annoncer qu’en octobre 2016 paraîtra, aux éditions du Lombard, une bande dessinée d’introduction au féminisme, dont je suis la scénariste. Thomas Mathieu (du « Projet Crocodiles ») en est le dessinateur. La BD figurera dans la collection « La petite Bédéthèque des savoirs« , qui rassemble des introductions à des sujets très variés: l’intelligence artificielle, l’univers, le Nouvel Hollywood, les tatouages… Je suis très intimidée et très fière de figurer dans cette collection, qui associe des spécialistes de leur domaine (Hubert Reeves, mamma mia!) et des dessinateurs/trices.

En guise d’avant-goût, je vous livre ci-dessous la couverture et une planche de la BD, qui a été exposée au dernier salon du livre de Paris (il s’agit d’une citation d’Olympe de Gouges). A très vite pour la suite!

couv

Olympe

Aux origines du genre (2): comment le genre devient-il féministe?

Dans le premier billet de cette série, j’ai évoqué l’invention du concept dans les milieux des médecins et sexologues étatsuniens dans les années 1950-1960. Le genre est alors défini de manière purement psychologique: il s’agit pour ces médecins de séparer le sexe (biologique, naturel) du genre qui, pour le Dr Robert Stoller, équivaut à l’identité de genre:

sexe (état de mâle et état de femelle) renvoie à un domaine biologique quant à ses dimensions – chromosomes, organes génitaux externes, gonades, appareils sexuels internes (par exemple, utérus, prostate), état hormonal, caractères sexuels secondaires et cerveau; genre (identité de genre) est un état psychologique – masculinité et féminité. Le sexe et le genre ne sont nullement nécessairement liés. (Stoller 1985)

De cette invention médico-psychologique, on a tendance à retenir l’expérience menée par le Dr Money sur Bruce/David Reimer (je vous renvoie à mon premier billet pour les détails de cette expérience). Elle est utilisée par les antigenre pour accuser les personnes utilisant le concept de « genre » de tous les maux, en particulier de pédophilie, et pour rejeter d’un bloc ce concept. Pourtant il s’agit là d’un contresens complet. J’ai montré en effet que Money, comme ses collègues, est animé d’une visée normalisatrice: pour lui, il s’agit de faire correspondre à tout prix (une vision extrêmement réductrice et normée du) sexe et genre. Le petit Bruce Reimer a souffert d’un accident ayant irrémédiablement endommagé son pénis: il ne peut donc, pour Money, grandir comme un garçon puis un homme « normal », puisqu’il ne possède pas l’appareil génital qui doit correspondre à ce genre. La solution? Procéder à une castration complète, remodeler son sexe pour qu’il corresponde à celui d’une fille, et l’élever comme tel·le (pour Money, l’identité de genre ne se fixe pas avant l’âge de 3 ans, après quoi elle ne peut absolument plus évoluer). Cette expérience est une exception: les travaux de Money portent d’habitude sur les enfants intersexes. L’objectif est, là aussi, de résoudre toute ambiguïté sexuelle en façonnant à la naissance le sexe des enfants nés avec une ambiguïté sexuelle, dans un sens ou dans l’autre (mâle ou femelle), afin que l’enfant soit ensuite élevé sans ambiguïté dans une identité ou dans l’autre. Les procédures qu’il met en place jouent un rôle fondamental dans le traitement réservé aux enfants intersexes jusqu’à aujourd’hui.

Mais voit-on les militant·es antigenre se battre aux côtés des personnes intersexes pour que cessent ce que ces dernières considèrent comme des mutilations? Evidemment que non. Ce que les militant·es antigenre ne semblent pas comprendre, c’est qu’illes se trouvent en fait du côté de Money, c’est-à-dire d’une vision normative et binaire du sexe et du genre, qui ne tolère ni ambiguïté, ni transgression.

On voit donc que les origines du genre sont en fait loin, très loin, des usages actuels du concept. Que s’est-il passé entre-temps? Comme le genre est-il passé du discours médico-psychologique au discours féministe? Quelles adaptations cela a-t-il nécessité, et comment le concept a-t-il évolué par la suite?

L’appropriation féministe

Le concept est employé pour la première fois par Money en 1955, et la distinction sexe/genre est approfondie dans Sex and Gender de Stoller publié en 1968. Quatre ans après paraît un ouvrage au titre proche, fondateur pour les études de genre, qui marque aussi un tournant pour le féminisme: Sex, Gender and Society, de la sociologue britannique Ann Oakley. Le concept, en plus de traverser l’Atlantique, se déplace alors de la médecine à la sociologie; mais Oakley s’appuie bel et bien sur les premières théorisations du genre. Elle part de la « base biologique du sexe » pour évoquer ensuite les rapports entre sexe et personnalité, sexe et intellect, sexe et rôles sociaux, et pour en arriver enfin à la distinction conceptuelle entre sexe et genre.

Elle ne se contente néanmoins pas de reprendre le concept, elle lui fait subir trois modifications majeures:

    déplacement de la marge vers le centre: alors qu’en médecine, il s’agissait de rendre compte de cas-limites, de dissociations considérées comme pathologiques entre sexe et genre, Oakley cherche quant à elle à comprendre le fonctionnement du genre dans la société en général;
    abandon (apparent) de la dimension normative au profit de la dimension politique: il ne s’agit plus de faire correspondre sexe et genre à tout prix, il n’existe pas de « bonne » et de « mauvaise » sexuation. Le genre, pour Oakley, est à la fois du côté du psychologique et du social; sexe et genre ne sont pas forcément corrélés, mais il n’y a pas de mal à ça. Oakley radicalise les conclusions de médecins comme Money et Stoller: la classification sociale en « féminin » et « masculin » est pour elle d’ordre purement culturel, ce qui signifie que cette classification n’est pas immuable: elle est modifiable par l’action politique.
    le genre devient un concept social, politique mais aussi heuristique: il permet de comprendre des faits sociaux et de révéler des fonctionnements qu’on n’avait jusque-là pas les outils pour décrire. On peut analyser la façon dont les représentations sociales autour du genre (l’imaginaire, les émotions, les valeurs qu’on y attache) produisent des inégalités sociales concrètes.

Malgré ces trois déplacements majeurs, Oakley reste fortement redevable des travaux de médecine sur le genre. Pourtant, à la même époque, ces travaux commencent à être critiqués d’un point de vue féministe.

La critique féministe des origines du genre

En 1972, la même année que le livre d’Oakley, paraît un livre de Money et Ehrardt intitulé Un homme et une femme; un garçon et une fille. Ce livre est reçu de manière très critique par certaines féministes, qui dénoncent la vision stéréotypée de la masculinité et de la féminité véhiculée par Money et Ehrardt. Ces féministes montrent aussi que les deux médecins confondent le fait de se sentir fille ou garçon avec le rôle sexuel (les caractéristiques sociales attachées aux deux sexes) et le désir sexuel (l’orientation sexuelle). Pour la chercheuse Ilana Löwy,

La distance entre, d’une part, les travaux qui présentent le genre comme l’identité profonde d’un individu (core identity), fixée une fois pour toutes dans la petite enfance, et, d’autre part, les recherches centrées sur le genre comme une identité sociale imposée de manière arbitraire aux corps sexués, cette distance fut mise en avant par le mouvement féministe à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Ce mouvement, puis celui des homosexuels, ont radicalement modifié la perception de la division entre sexe et genre. (Löwy 2006 : 97)

La critique des origines du genre passe notamment par la remise en cause d’un partage sexe/genre qui serait équivalent au partage nature/culture. Dans cette vision du genre, aujourd’hui très datée, le sexe est du côté du naturel et donc intouchable, inquestionnable. Je suis revenue en détail sur cette question très complexe dans un billet intitulé « Quels sont les rapports entre sexe et genre?« . Toujours dans les années 1970, même si elles n’utilisent pas le concept de genre, les féministes matérialistes françaises critiquent le socle biologique de la différence des sexes et le rôle de l’idéologie naturaliste (essentialiste) dans le sexisme (cf. les travaux de Nicole-Claude Mathieu, Colette Guillaumin, Christine Delphy notamment).

Plusieurs travaux féministes sur le genre reviennent précisément sur l’héritage médico-psychologique du concept pour le critiquer. La critique la plus importante est produite par la biologiste et professeure d’études de genre Anne Fausto-Sterling dans Corps en tous genres (Sexing the Body, paru en 2000, traduit en français en 2012). Elle montre que Money et ses partisans se trouvent dans une « impasse idéologique »: ils opèrent les corps des enfants intersexes en se fondant sur l’idée que le sexe est malléable et peut être rendu binaire (soit mâle, soit femelle). Mais en faisant cela, ils montrent en fait que le sexe n’est pas binaire: ils cherchent à faire rentrer des corps « hors-normes » dans un cadre strictement duel parce qu’ils se fondent sur une idéologie du sexe qui ne tolère pas d’autre option. Or pour Fausto-Sterling, c’est ce concept de sexe qui pose problème: il ne permet pas d’envisager la diversité des corps et la complexité du processus de sexuation. Pour rendre compte à la fois de cette diversité et de cette complexité, elle propose d’envisager le sexe comme un continuum entre le femelle et le mâle plutôt que comme une alternative stricte.

Pour résumer, s’il faut bien rendre à César ce qui est à César et à Money l’invention du concept de « genre », on ne peut cependant pas comprendre son utilisation actuelle en se fondant uniquement sur les premiers travaux médicaux sur ce concept. Les théoriciennes féministes et les chercheur·es sur le genre voient dès les années 1970 l’intérêt d’un concept permettant de penser la construction sociale de la différence des sexes; mais pour l’appliquer à des faits sociaux (et non psychologiques) et lui donner une orientation politique, il a été nécessaire de modifier considérablement le concept original, si bien que le genre tel qu’on l’entend actuellement n’a plus grand-chose à voir avec le genre dont parlent Money et Stoller au tournant des années 1960. Dans mon prochain billet, j’évoquerai des travaux datant d’avant cette période qui permettent aux féministes d’opérer un tel déplacement et de s’approprier le concept.

Références citées

FAUSTO-STERLING Anne, [2000] 2012, Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, La Découverte.
LOWY Ilana, 2006, « Intersexe et transsexualités: Les technologies de la médecine et la séparation du sexe biologique et du sexe social », Cahiers du genre, n° 34, p. 81-104.
MONEY John et EHRHARDT Anke, 1972, Man & Woman, Boy & Girl: the Differenciation and Dimorphism of Gender Identity from Conception to Maturity, Baltimore, Johns Hopkins University Press.
STOLLER Robert, [1985] 1989, Masculin ou féminin? (titre original: Presentations of Gender), trad. Y. Noizet, Paris, PUF.

Slogans (5) Nos désirs font désordre

Contexte

Je ne sais pas s’il s’agissait spécifiquement d’un slogan lesbien à l’origine, mais c’est ainsi qu’il a été interprété et approprié. Quand il apparaît, dans les années 1970, c’est-à-dire au moment où les féministes affirment que le privé est politique, il n’est pas du tout habituel de penser les questions liées au corps, au désir et à la sexualité en termes politiques; ce n’est d’ailleurs, souvent, toujours pas le cas. Le slogan est toujours utilisé, notamment lors de marches des fiertés, et on l’a vu dans des manifs de soutien au mariage pour tous. Il faut rappeler que féminisme et lesbianisme, en tant que mouvements sociaux et politiques, et plus généralement libération des femmes et libération homosexuelle sont historiquement liés.

Explication

« Nos désirs font désordre »: nos désirs choquent, ils ne vont pas de soi, ils bouleversent l’ordre établi, qu’on le veuille ou non; nos désirs sont politiques (au sens large de « ce qui concerne les affaires de la cité », la vie en société).

Je ne sais pas s’il reste des gens, après l’épisode « Mariage pour tous », pour douter du fait que les sexualités (toutes les sexualités) sont politiques; j’en remets quand même une couche par précaution. Si cette série d’articles commence par le slogan « le privé est politique », c’est parce qu’il résume une prise de conscience réellement fondatrice pour les féminismes ainsi que pour les mouvements de libération homosexuelle. Je n’évoquais pas dans ce billet la question des sexualités non-hétéro (la remarque m’en a été faite, et c’était sans doute une erreur de ma part), je corrige donc le tir ici. Le titre d’un blog le résume bien: « Ma vie privée est toujours politique (et ma colère aussi) ».

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Parler du féminisme et du genre à des enfants et des ados

Je m’aventure en terrain légèrement inconnu, car je m’adresse généralement, par défaut, à un public adulte (non, je ne parle pas d’un site porno). Je sais que des adolescent·e·s me lisent mais je n’adapte pas mon discours en fonction de publics précis. Ce post évoque différentes ressources et s’adresse à à des adultes (parents, professeurs, éducateurs/trices…) qui souhaiteraient parler de féminisme et de genre à des enfants ou des ados, mais aussi évidemment à ces derniers·e·s. Je ne remets pas ici les différents blogs et sites que je recommande déjà dans les liens (colonne de gauche).

Ce serait super que vous partagiez les ressources que vous connaissez et/ou utilisez en commentaire, ce sera utile pour tout le monde (y compris moi!). Je ne donne que quelques exemples, que je ne classe pas forcément en fonction des publics car certaines s’adressent à des enfants et ados de tous âges.

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Genre et féminisme: pourquoi vont-ils de pair?

Quand j’ai commencé ce blog, le lien entre genre et féminisme m’a paru se passer d’explications. Etant arrivée aux études de genre par le féminisme, l’articulation entre les deux m’a toujours semblé aller de soi. Je me rends compte cependant (un peu tard) que le sujet mérite bel et bien un éclaircissement et que le lien entre les deux n’est pas forcément évident pour tout le monde. De plus, certaines féministes s’opposent au concept même de genre et donc à son emploi, de plus en plus fréquent, dans les milieux féministes – ce qui me permet de rappeler, une fois de plus, la diversité des féminismes. On ne peut pas mettre en évidence UNE théorie féministe: il en existe de très nombreuses, variées, et parfois contradictoires, leur seul point commun étant finalement l’identification de l’existence de la domination masculine et donc d’une cause des femmes.

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Les anorexiques, des « clones sans cervelle »?

Oui, je sais, ça faisait longtemps. J’ai dû faire une pause. Je reprendrai peut-être plus tard la série sur les arguments anti-féministes (si vous voulez la continuer, vous pouvez toujours m’envoyer des propositions de billets…).

J’ai eu envie de recommencer à publier ici à cause d’une citation de J.K. Rowling que j’ai lue sur la page Facebook « A Mighty Girl » (« the world’s largest collection of books, toys, and movies for parents, teachers, and others dedicated to raising smart, confident, and courageous girls »).

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