Aux origines du genre (4): rendre justice à la complexité du genre

Si je devais résumer les éléments abordés dans cette série en les replaçant dans l’ordre chronologique, ça donnerait quelque chose comme ça:

  • Même si le concept ne date que des années 1950, certains travaux et réflexions ont permis, avant cette époque, de poser les bases de ce qui deviendra le concept de genre dans le discours féministe. Je me suis concentrée dans le 3ème billet de la série, « Avant le genre », sur deux figures: Margaret Mead, anthropologue étatsunienne, et Simone de Beauvoir, philosophe française. Même si elles ne sont pas les seules qui participent de cette histoire, elles jouent un rôle très important dans le renouvellement de la conception occidentale de la naturalité des rapports entre femmes et hommes.
  • Le genre n’est pas, à l’origine, un concept féministe – bien au contraire: la visée des médecins et psychologues qui l’ont inventé dans les années 1950 était extrêmement normative. S’ils établissent une distinction essentielle entre sexe (biologique) et genre (psychologique), c’est pour décrire des cas considérés comme pathologiques de non-concordance entre ces deux dimensions. Ils étudient notamment ce qu’ils nomment l' »hermaphrodisme » (on dirait aujourd’hui l’intersexuation) et le « transsexualisme » (terme pathologisant pour désigner les identités trans). Si le sexe et le genre sont deux dimensions différentes de l’identité des individus, ces deux dimensions doivent nécessairement, pour eux, être en concordance.
  • Des féministes voient dans ce concept des potentialités libératrices, dans la mesure où il permet de comprendre des dimensions de l’identité « sexuée » des individus qui ne relèvent pas directement, ou pas du tout, de la biologie. Ces féministes s’inscrivent dans une lignée théorique constructiviste, lignée dont participent notamment Mead et Beauvoir. La sociologue Ann Oakley, par exemple, se saisit du concept de genre et le déplace vers la description de la dimension sociale de l’identité des individus. Le genre garde, chez Oakley, sa première définition de dimension psychologique de l’identité sexuée; mais alors que des médecins comme Robert Stoller ou John Money n’étaient absolument pas intéressés par la description des rapports sociaux, Oakley essaie d’établir un pont entre le psychologique et le social.

Parallèlement à cette série, j’en ai publié une autre sur mon carnet de recherche, qui concerne, elle, ce que j’appelle les « généalogies polémiques du genre« . Il s’agit des généalogies plus ou moins fantaisistes, à visée polémique, que l’on trouve très régulièrement dans le discours antigenre. J’aborde notamment le lien avec les théories du complot et la tendance à déshistoriciser le genre, c’est-à-dire à le traiter comme un principe explicateur de tous les maux de l’humanité, actif avant même que le concept ait été inventé. Une de ces généalogies fantaisistes va même jusqu’à faire remonter l’influence de la « théorie du gender » à la Genèse (oui oui). Toutes les généalogies polémiques du genre ne sont évidemment pas aussi ridicules, mais toutes ont au moins deux points en commun: 1) l’objectif de mettre en évidence l’influence cachée d’un ou plusieurs groupes de pression (les « féministes radicales », le « lobby gay »…), qui oeuvreraient dans l’ombre pour changer l’humanité 2) la volonté de présenter une vision unifiée et univoque du concept de genre, ce qui le rend évidemment plus facile à dénoncer.

Or j’ai essayé de montrer, dans cette série sur les origines du genre, qu’il s’agit d’un concept complexe, à l’histoire elle aussi complexe, et qu’il est important de préserver cette complexité. Le discours antigenre se fait souvent anti-intellectualiste, en dénonçant un concept difficile à appréhender et résumer. Mais c’est justement ce qui fait sa richesse. Si l’on veut contrer les tentatives polémiques de réduire cette complexité pour présenter un ennemi unique, « la théorie du genre », je crois qu’il est nécessaire de refuser les simplifications à outrance et de rendre justice à la diversité des usages et des acceptions du genre.

Je prends pour exemple deux conceptions très différentes du concept au sein du discours féministe et de la recherche sur le genre. Sur ce blog et dans mes travaux, j’emploie généralement le terme de genre au singulier. Cet emploi est délibéré de ma part. Je m’inscris dans une tradition de pensée proche du féminisme matérialiste, qui considère le genre comme un système qui produit du binaire, c’est-à-dire la division de l’humanité en deux catégories hiérarchisées, « féminin » et « masculin ». Cette définition du genre ne signifie pas, évidemment, que j’adhère à cette vision binaire des choses: il s’agit d’une manière de montrer en quoi le genre produit du binaire et nous enferme dans ces catégories, en empêchant ou sanctionnant toute transgression. Dans ma perspective, le genre n’est pas non plus le pendant ou l’opposé du sexe (comme certaines théorisations continuent de le suggérer). J’ai expliqué ailleurs en quoi opposer le sexe et le genre, en cantonnant le sexe à un naturel inquestionnable, empêche de comprendre réellement ce qu’implique l’imaginaire autour de la « différence des sexes ».

Cette conception est très éloignée de ce qu’on appelle la théorie queer, qui utilise elle aussi le concept de genre, mais au pluriel. Cet emploi s’inscrit dans une stratégie « de resignification, de désidentification, de prolifération, de réappropriation (des genres par exemple mais pas seulement) » (Bourcier 2002). A la dualité de la différence des sexes, la stratégie queer oppose l’ambivalence, la prolifération et la fragmentation. Dans cette conception, il n’existe pas deux genres, correspondant à deux sexes, mais un spectre d’identité de genre irréductible à une vision binaire.

Il existe donc énormément de dissensions et de débats, au sein même de la recherche sur le genre, sur la manière de comprendre et d’utiliser le concept, ainsi que sur son efficacité politique. Est-ce une mauvaise chose? Cette complexité est-elle un signe de confusion et d’immaturité du concept? Certainement pas. C’est au contraire, pour moi, une preuve de sa richesse et de ses potentialités théoriques et politiques. Je crois aussi, je l’ai déjà dit plusieurs fois, que répondre aux antigenre que « la théorie du genre n’existe pas » ne suffit pas, si on n’arrive pas à rendre compte de cette richesse. C’est parce que le genre est un concept très complexe aux multiples acceptions et théorisations que « la théorie du genre n’existe pas ». Mais pour prouver cela, il faut avoir au moins une vague idée de cette complexité. Le problème, c’est qu’on ne peut pas exiger cela de tout le monde, et loin de moi l’idée de le faire. Le concept peut assez facilement être manié et approprié par tout le monde, nul besoin pour cela d’avoir fait 10 ans d’études. C’est tout le problème de la polémique sur le genre: les antigenre n’abordent absolument pas le concept d’un point de vue scientifique, illes en réduisent la complexité en en faisant une « théorie du genre » menaçante et univoque. Pourtant il s’agit bel et bien d’un concept scientifique, et pour leur répondre de façon appropriée, il faut pouvoir se servir de quelques outils venus du champ des études de genre. Autrement dit, il faut selon moi répondre à des arguments non scientifiques et purement polémiques par de la nuance, de la subtilité, de la complexité. Il faut pouvoir, contre le discours anti-intellectualiste qu’est le discours antigenre, se déplacer hors de la polémique pour pouvoir à nouveau manier des concepts; ce qui est extrêmement difficile à faire, et ce que, pour le moment, nous avons échoué à faire. Les antigenre nous ont enfermé·es dans la polémique, mais en se plaçant sur leur terrain, il n’y a aucun moyen de gagner, car on ne peut pas succomber à la tentation de la simplicité sans perdre la force et l’efficacité du concept. Il faudrait donc pouvoir changer de terrain, les forcer à débattre avec des outils intellectuels qu’ils refusent d’utiliser.