Le titre de cet article fait référence à la polémique liée à l’essai Les féministes blanches et l’empire de Stella Magliani-Belkacem et Félix Boggio Ewanjé-Epée (La Fabrique, 2012). Une polémique cantonnée, certes, aux milieux militants de gauche, mais sur laquelle il me semble important de revenir, ce qui me permettra de développer la définition du concept d’«intersectionnalité » évoqué dans un précédent article.
L’homosexualité, « imposée par l’Occident »?
Drame en 5 actes.
[I] Tout est parti d’un article paru sur Street Press le 7/02 et intitulé « Plus forts que Frigide Barjot, les Indigènes de la République dénoncent l’«impérialisme gay' ».
[II] l’article est repris par Rue 89 sous le titre « Les Indigènes de la République contre l’«homosexualité imposée' ».
[III] Le même site commande une tribune à l’écrivain Abdellah Taïa sur le sujet (« Non, l’homosexualité n’est pas imposée aux Arabes par l’Occident »).
[IV] Rue 89 fait cependant marche arrière dès le 8/02, en expliquant que les auteur·e·s de l’essai contestent la version qui en est donnée et en publiant un chapitre de l’ouvrage: il est question de « rétablir la pensée et les propos des auteurs ».
[V] Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes de la République mise en cause dans l’article original, a publié une tribune en réponse, également sur Rue 89. Rideau?
De quoi s’agit-il, au fait? Selon l’article de Street Press qui a mis le feu aux poudres, l’essai affirmerait que l’homosexualité constitue une « invention occidentale imposée à l’Afrique et au Maghreb », formulation reprise par Rue 89. L’occasion de dénoncer l’«homophobie » des Indigènes de la République, mouvement né en 2005 en réaction à ce qui est perçu comme un processus de revalorisation de la colonisation française (à travers notamment l’obligation d’enseigner le « caractère positif de la présence française outre-mer et en Afrique du Nord »). Le mouvement se donne pour objectif la lutte contre toutes les discriminations de race, de sexe, de religion ou d’origine – les propos qui sont attribués à Stella Magliani-Belkacem et Félix Boggio Ewanjé-Epée semblent donc en porte-à-faux avec cet objectif affiché des Indigènes. L’article s’appuie sur des citations de l’essai et d’Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes, qui aurait notamment dit : « Le mariage pour tous ne concerne que les homos blancs. Quand on est pauvre, précaire et victime de discrimination, c’est la solidarité communautaire qui compte. L’individu compose parce qu’il y a d’autres priorités. »
L’essai avait déjà fait l’objet d’une critique acérée en décembre sous le titre « Les féministes blanches et l’empire ou le récit d’un complot féministe fantasmé ». Il n’y est pas question de l’homosexualité mais de la charge des auteur·e·s contre ce qui est décrit comme une collusion entre les intérêts de certains groupes féministes et le racisme d’État.
Je recommande la lecture de l’essai: il est court et passionnant, bien que trop cher selon moi (12 euros). De larges sections sont accessibles en ligne et permettent de se faire sa propre idée: Rue 89 publie un chapitre intitulé « Solidarité internationale et hégémonie occidentale » (p. 77-97) et on peut aussi trouver les pages 13 à 27, à propos, entre autres, de l’idée d’une « instrumentalisation du féminisme à des fins racistes ».
Il faut lire le chapitre mis à disposition par les auteur·e·s de l’essai via Rue 89 pour comprendre à quel point leurs propos ont été déformés. Il n’est jamais écrit que l’homosexualité serait une « invention occidentale imposée à l’Afrique et au Maghreb »: le malentendu (mais en est-ce vraiment un?) vient de la tentative de montrer le caractère contingent et construit de la catégorie « homosexualité », catégorie qui n’est pas en mesure, selon les auteur·e·s, de s’appliquer notamment aux pays anciennement colonisés. En clair: il ne faut pas oublier que l’«homosexualité » est une catégorie récente, qui a émergé dans les pays occidentaux au XIXème siècle; ne pas croire, donc, que la catégorie va tellement de soi qu’elle peut désigner toutes les pratiques homoérotiques, quel que soit leur contexte historique ou géographique.
Les auteur·e·s reviennent sur le phénomène de l’«homonationalisme », c’est-à-dire la façon dont « des mots d’ordre ‘contre l’homophobie’ [ont] pu se voir incorporés jusqu’à l’extrême droite du champ politique pour affermir un consensus raciste » (p. 78). Leur thèse, certes polémique (mais très différente ce ce qu’affirme Street Press), est qu’«un des éléments majeurs de cette incorporation repose sur un certain aveuglement vis-à-vis de l’hégémonie occidentale au sein des mouvements LGBT […] et sur l’absence d’analyse des disparités tant sociales qu’historiques à travers le monde dans la production des identités sexuelles ». Le discours LGBT « à prétention universelle » serait caractérisé par une « minimisation de la question raciale » (p.80) telle qu’elle se pose au sein même du mouvement.
Cette thèse repose sur l’affirmation suivante: « l’identification même des pratiques homoérotiques dans le monde arabe comme ‘homosexuelles’ peut être attribuée à l’Occident » (p.85). Il ne s’agit absolument pas de prétendre que l’«homosexualité » n’existe pas dans les pays arabes, mais de montrer que cette dénomination s’est répandue dans les pays sous domination occidentale pour qualifier des comportement préexistants, qui ont alors été vus à travers le prisme occidental. Or l’émergence de la catégorie « homosexualité » s’est accompagnée d’une pathologisation des pratiques qui y étaient liées, reléguées dans le champ de l’anormalité et de la déviance.
Les nouveaux États capitalistes et coloniaux n’ont pas manqué d’imposer aux pays colonisés leurs propres catégories liées aux genres et aux sexualités. L’autrice féministe Maria Lugones a proposé une analyse claire de la manière dont la colonisation a imposé à des populations non occidentales les attributions sexuelles et les sexualités issues de la famille bourgeoise européenne – réprimant les pratiques sexuelles non conformes et stigmatisant les personnes définies en dehors de la binarité hommes-femmes. (p. 87)
Les accusations portées par Street Press sont fausses. Elles sont en outre doublement malhonnêtes, puisque les citations interprétées à tort sont censées être corroborées par les propos d’Houria Bouteldja, comme s’il s’agissait d’un seul et même discours des Indigènes de la République sur l’homosexualité. Sur la distinction faite par cette dernière entre homosexuel·e·s des villes et des « banlieues », ces derniers ayant, selon elle, des préoccupations plus urgentes que celle de se marier, il y aurait beaucoup à redire. Mais ces propos, sur lesquels elle s’explique dans sa tribune parue sur Rue 89, ne doivent pas être confondus avec ceux de l’essai et son objectif.
La question de l’intersection

La polémique autour de ce chapitre est alimentée par la fausse question récurrente: faut-il choisir? Faut-il choisir entre anti-racisme et anti-homophobie? Entre féminisme et anti-racisme? Christine Delphy a abordé cette question dans un texte publié dans Classer, dominer. Qui sont les « autres »? et repris sur le site du collectif Les Mots Sont Importants (LMSI): « Antisexisme ou antiracisme? Un faux dilemme ». Elle montre en quoi la fausse opposition entre lutte contre le racisme et féminisme, en ce qui concerne la question du voile notamment, permet de masquer l’articulation entre deux systèmes de domination, raciste et sexiste, et la convergence nécessaire des luttes contre ces systèmes.
Pour l’auteur de l’article de Street Press, entre anticolonialisme et antihomophobie, les Indigènes de la République auraient choisi. Au contraire, il s’agit dans Les féministes blanches et l’empire d’articuler les deux. Revenons sur une phrase citée plus haut: les auteur·e·s dénoncent une « minimisation de la question raciale au sein du mouvement LGBT ». En d’autres termes, les politiques LGBT, bien que fondées sur une identité homosexuelle, peinent à prendre en compte les différences identitaires au sein du mouvement, ce qui laisserait de côté les non-blanc·he·s.
Cette critique rappelle (sans aucun doute de façon délibérée) la critique au fondement du concept d’«intersectionnalité ». Dans un article fondateur (« Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur »), la féministe noire K.M. Crenshaw développe cette critique au sujet, non pas du mouvement LGBT, mais du mouvement féministe. Elle explique que des politiques fondées sur l’identité, comme les politiques féministes, tendent à minimiser ou ignorer les différences au sein de la communauté qu’elles sont censées représenter. Elle s’appuie pour cela sur les critiques internes au mouvement apportées par le « Black feminism » (explication en français ici). L’article porte plus spécifiquement sur la question des violences machistes: « S’agissant de la violence contre les femmes, une telle élision s’avère pour le moins problématique, car les formes de cette violence sont fréquemment déterminées par d’autres dimensions de l’identité des femmes — la race et la classe par exemple ». Cette « élision » se retrouve dans les stratégies militantes:
Les recoupements évidents du racisme et du sexisme dans la vie réelle — leurs points d’intersection — trouvent rarement un prolongement dans les pratiques féministes et antiracistes. De ce fait, lorsque ces pratiques présentent l’identité « femme » ou « personne de couleur » sous forme de proposition alternative (ou bien…, ou bien…), elles relèguent l’identité des femmes de couleur en un lieu difficilement accessible au langage.
Les objectifs politiques des groupes militants peuvent en arriver à se contredire; le concept d’intersectionnalité permet donc de penser la convergence des luttes et la prise en compte des différences au sein des groupe minoritaires.
Intersectionnalité et stratégies militantes

Le concept, proposé par Crenshaw dans les années 1990, a connu un développement immédiat dans les recherches anglophones, et plus tardivement (vers le milieu des années 2000) dans les recherches francophones. En ce qui concerne les stratégies militantes, le contraste transatlantique est beaucoup plus fort. En ce qui concerne le féminisme, « intersectionality » fait quasiment partie du vocabulaire de base des militant·e·s anglophones, surtout aux Etats-Unis, ce qui est loin d’être le cas en France. L’approche qui consiste à prendre en compte non seulement la diversité des identités, mais aussi la convergence entre les luttes, est assez peu visible. Ce concept fait l’objet de critiques répétées basées sur la peur de l’oubli en cours de route de la lutte féministe, notamment de la part des féministes radicales. Je pense au contraire qu’il est contre-productif et dangereux de compartimenter les luttes en essayent de les faire apparaître comme mutuellement exclusives; mais pour cela, encore faut-il savoir se remettre en cause et reconnaître les différences identitaires.
On peut donner quelques exemples d’utilisation du concept pouvant servir des perspectives militantes. Les féministes blanches et l’empire se penche sur la question de la lutte contre l’extrême-droite et le nationalisme, qui s’appuie aujourd’hui sur le féminisme et la lutte contre l’homophobie pour pointer du doigt les « étrangers » de « nos cités ». La philosophe Elsa Dorlin utilise le concept d’intersectionnalité pour comprendre l’invention du nationalisme français, s’appuyant sur les catégories de race, de sexe et de sexualité. La sociologue Nacira Guénif-Souilamas propose une typologie de figures racialisées et sexualisées qui se retrouvent dans le rapport des Français·e·s à l’immigration et à l’identité (avec, d’un côté, les figures repoussoir de la « fille voilée » et du « garçon arabe » et, de l’autre, les figures rassurantes de la « beurette » et du « musulman laïc »). Son collègue Eric Fassin montre, quant à lui, les « parallèles, tensions et articulations » entre questions sexuelles et questions raciales, à travers notamment le concept de « blanchité sexuelle ».
Les approches sociologique et politique de la question des intersections sont donc étroitement liées. Elles permettent de comprendre la complexité et la diversité des rapports de pouvoir, qui ne s’organisent pas de manière unidimensionnelle mais selon des configurations variables qu’il faut prendre en compte, sous peine de se condamner à des faux choix comme celui attribué, à tort, aux auteur·e·s des Féministes blanches et l’empire.
AC Husson
—– Pour aller plus loin
Indispensable: chapitre « Intersections » de l’excellente Introduction aux études sur le genre de Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard (Bruxelles: De Boeck, 2012 pour la 2ème édition revue et augmentée).
Crenshaw Kimberlé Williams, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre 2/2005 (n° 39), p. 51-82. Disponible en ligne.
Delphy, Christine, « Antisexisme ou antiracisme, un faux dilemme » in Classer, dominer, Qui sont les « autres »?, Paris: La Fabrique éditions, 2008. Disponible en ligne.
Dorlin, Elsa, « De l’usage épistémologique et politique des catégories de « sexe » et de « race » dans les études sur le genre », Cahiers du Genre 2/2005 (n° 39), p. 83-105. Disponible en ligne.
Fassin, Éric, « Questions sexuelles, questions raciales. Parallèles, tensions et articulations », D. Fassin et E. Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale?, Paris, La Découverte, 2006, p. 230-248.
Guénif-Souilamas Nacira, Macé Eric, Les féministes et le garçon arabe, Avignon: Editions de l’Aube, 2004. Compte-rendu sur le site de LMSI.
« De la nécessité d’articuler féminisme et anti-racisme », sur le site du collectif G.A.R.Ç.E.S.
Les vidéos des interventions au 6ème congrès international des recherches féministes francophones (29 août – 2 septembre 2012), sur le thème « Imbrication des rapports de pouvoir : Discriminations et privilèges de genre, de race, de classe et de sexualité », sont également disponibles en ligne.