Cet article est une contribution d’A. Maruani, merci à elle. Si vous voulez contribuer à ce blog, vous pouvez écrire à l’adresse cafaitgenre[at]gmail.com.
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Certaines lois sont le reflet des mœurs et des mentalités, d’autres contribuent à les faire évoluer. La loi sur le mariage pour tous est enfin passée, mais pas sans douleur, et peut-être pas sans conséquences sur la vie des homosexuel·le·s aujourd’hui, qui doivent faire face à une violence redoublée, qui est en partie la conséquence des appels haineux d’une certaine Frigide. C’est néanmoins une loi historique pour ces hommes et ces femmes qui n’avaient jusque là pas les mêmes droits que les autres, mais aussi, et plus largement, pour la société française homophobe/hétérocentrée et patriarcale/sexiste, qui contribuera, il faut l’espérer, à la faire évoluer à l’image de l’Espagne (12 ans après la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe, 70% des Espagnols s’y disent favorables).
Je suis une femme hétérosexuelle et j’ai milité pour le mariage pour tous. Ca n’était pas seulement pour soutenir mes ami·e·s homosexuel·le·s, mais aussi par conviction féministe.
Je voudrais d’abord revenir sur le double discours dangereux parce que tordu et malin, qui a été développé par les anti-mariage homo. La violence des propos et la haine homophobe a été soutenue par un prétendu droit faussement révolutionnaire, en réalité ultra-conservateur, au politiquement incorrect, à « dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas » (cette idée me rend bien triste)[1]. Cette haine de l’autre s’est aussi dérobée sous une hypocrite et puante récupération de la posture multiculturaliste (ça fait moderne), pervertissant le respect des « différences », que le couple hétérosexuel protégerait : la différence des sexes. Ces arguments absurdes ont tout autant révélé l’homophobie inquiétante d’une partie de la société que sa relation privilégiée avec un sexisme structurel et mental, fortement ancré.
Il faut nous poser la question : pourquoi tant de remous haineux autour d’une loi qui ne concernerait qu’une minorité de gens, pourrait-on dire? Parce qu’il est question d’égalité et donc d’une classe de privilégiés qui doit renoncer à certains avantages au nom de cette même égalité. Sauf que, contrairement au privilège économique, le privilège hétérosexuel n’est pas un privilège de l’ « avoir » : si des homosexuels se marient, ils n’empêchent pas les hétérosexuels de se marier…mais cette union n’a plus le même sens. Il est question moins de l’ « avoir » que de l’ « être », donc l’homophobie est bien ce qui sous-tend l’opposition au mariage, qui revendique le droit à la différence, le droit de n’être « pas comme eux », et surtout, d’être « plus qu’eux », le droit d’être caractérisé par une union légitime, dont les institutions sociales (et donc fiscales) sont solidaires. Au-delà de cette question déjà traitée par la rédactrice de « Genre ! », l’intersectionnalité du mouvement féministe doit être précisée en ce qui concerne le combat homosexuel, et le mariage pour tous est un observatoire social intéressant : parce que cette réforme touche à une institution éminemment patriarcale, la résistance à première vue inattendue à ce changement est moins le fait d’extrémistes religieux, obscurantistes et arriérés que du patriarcat qui constitue notre société moderne, qui soutient cette opposition haineuse en faisant mine de ne pas y toucher.
Cette loi contribue à faire bouger, de façon plus ou moins douloureuse, les schémas hétérocentrés de la majorité. On a pu dire que la plupart des hétérosexuels acceptaient avec plus ou moins d’indifférence ou de sympathie le mariage homosexuel avec un refrain tel que : « laissez-les se marier, ils font ce qu’ils veulent, ça ne vous retire rien, à vous » (enchainant par un « parlons de la crise »). On faisait sembler d’ignorer de ce fait un point crucial, que les opposants au mariage ont eu raison (ça me fait mal de dire ça mais il faut bien être juste) de remarquer, rétorquant : « vous vous trompez, ça nous retire « l’intégrité » de notre mariage, institution hétérosexuelle privilégiée ». Le mariage ne sera donc plus ce qu’il était. C’est justement ce que je souhaite en militant pour cette loi.
Les homosexuel·le·s questionnent moins les frontières du genre quand ils/elles sont seul·e·s, par leur individualité, même si leur sexualité est posée comme différente, que quand ils/elles sont en couple. En effet, le couple homosexuel, en tant qu’il met en relation deux sexes identiques, non hiérarchisés[2], questionne l’existence de la virilité comme domination de l’autre, de la femme. Deux individus non préalablement car socialement différenciés dans un rapport de domination, sur une échelle de valeur qui est celle du patriarcat (en substance, homme > femme > animal), prennent le risque d’échanger, de s’inventer, sauf à jouer des rôles genrés préétablis (et encore, en jouant un rôle, on ne cesse d’avoir conscience que le genre n’est qu’un rôle, qu’il n’est pas figé dans l’essentialisme : rôle de femme quand on est un homme, rôle d’homme quand on est une femme).
Le couple hétérosexuel, quant à lui, est composé de deux sexes différents, mais ça n’est pas synonyme d’ouverture et d’accueil de l’autre, bien au contraire, et bien que certains voudraient nous le faire croire (sinon – raisonnement par l’absurde – on ne comprendrait pas pourquoi des siècles d’hétérosexualité « institutionnalisée » auraient coïncidé avec des siècles d’oppression de la femme). Il est surtout, souvent malgré lui, structuré hiérarchiquement. Dans la société patriarcale qui a inventé le mariage comme union dont sont exclu·e·s les homosexuel·le·s, c’est comme si un homme ne pouvait paradoxalement se lier qu’à une femme, et réciproquement, comme si les femmes devaient être mises « sous-contrôle », comme si l’essence, la raison d’être de la seule union « légitime », l’union homme-femme, était le renoncement des femmes à l’égalité, à entrer en compétition réelle avec l’homme, à être plus que le complément de douceur légèrement méprisable de la vie de l’homme, la seule vie qui compte en définitive. Compétition économique d’abord ; le refrain est connu et pour longtemps encore : non égalité des salaires à travail égal, double journée entre les enfants, la maison et le travail, non parité en entreprise comme en politique, sans compter toutes les vexations plus ou moins symboliques. Bref, je vous renvoie au reste de ce blog.
Le mariage est une union et un lien, dans les deux sens du terme ; il a longtemps été utilisé pour asservir la femme, et aujourd’hui, lié à la filiation et à la procréation, il le fait sans le dire, de façon insidieuse, donc plus difficile à faire évoluer car il était jusqu’alors l’image même de l’hétérosexualité privilégiée par la société, hétérosexualité inscrite et liée à la supériorité supposée de l’homme sur la femme. Bref, en pratique, le mariage dans une société patriarcale contribue à renforcer et maintenir le statu quo, car quand le mari gagne plus que la femme (ce qui est le cas de figure le plus répandu) ou même qu’on suppose a priori qu’il a des chances de mieux réussir, ou que c’est son rôle, que la femme doit sacrifier son travail, son temps pour s’occuper du ménage, des enfants, de son mari, bref, de pour s’occuper de son mariage. Ainsi une femme mariée est en quelque sorte « handicapée » par son mariage si elle souhaite faire carrière : son patron lui supposera des envies d’enfants, qui seront malades, etc, l’homme marié lui, n’en tire que des avantages, profitant en sus d’un statut social respectable.
Le mariage, on l’aura compris, est une institution hautement « hétérosexuelle », c’est-à-dire silencieusement oppressive pour la femme hétérosexuelle, mais bien plus encore pour la femme homosexuelle qui doit faire face à une sorte de « double peine », une surcharge de discrimination contre celle qui est à la fois considérée comme une femme, être inférieur, et une non-femme (un monstre autrement dit) en ce qu’elle ne se lie pas charnellement ni légalement/ légitimement à un homme.
Le mariage homosexuel contribuera à bousculer la patriarcat en donnant une autre image du couple légitime, qui n’est plus l’union stable et hiérarchisée d’un homme et d’une femme, « différents et complémentaires », l’un bleu, l’autre rose (car ça a l’air tellement plus équilibré et ça égaye les manifs’) mais de deux individus sans distinction de genre. Le mariage pour tous a des conséquences sur toute la société et les individus qui la composent en faisant du mariage en général une union « égalitaire », à réinventer. Ce qui dérange en réalité les hétérosexuel·le·s qui sont contre cette loi, ce qui leur fait peur, c’est ce surplus potentiel de pouvoir qui est donné à tous les opprimés, lorsque le maillage étouffant des normes et des hiérarchies est progressivement détendu pour laisser passer un peu d’air, de lumière, d’avenir : d’où la nécessité pour les féministes de soutenir les homosexuel·le·s dans leur lutte.
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Notes
[1] Il faut peut être rappeler que c’était précisément la stratégie des antisémites fascistes de l’entre-deux-guerres : les pamphlets de Céline sont instructifs de ce côté-là, prétendant toujours prendre des risques pour parler, ne pas réussir à se faire entendre, agir en clandestin courageux (on a entendu ça aussi, de la part des « anti », ce qui est totalement faux puisque qu’on les a trop entendu il me semble) dans une société qu’il fantasme comme gouvernée par les Juifs, de façon souterraine. La même « théorie du complot » a pu être régulièrement transposée aux gays et lesbiennes, ce qui me laisse penseuse et angoissée.
[2] Sexes identiques : ça ne veut pas dire que les homosexuels refusent le contact avec l’autre, ne veulent pas sortir d’eux-mêmes pour aller vers l’autre sexe (critique vulgarisée par les psychanalystes), bien au contraire, l’autre individu est toujours différent, quelque soit son sexe si on n’identifie pas le sexe au genre.