Je partage ci-dessous les slides de mon intervention lors de l’atelier-conférence sur l’écriture inclusive organisé par des étudiant·es de Sciences Po dans le cadre de la Queer Week 2016. Merci encore à ces étudiant·es pour leur invitation, et à Cécile pour l’organisation de l’atelier. Y participaient également Sophie Labelle (autrice de la BD « Assignée garçon », récemment rebaptisée « Stéphie n’a jamais été un garçon ») et l’autrice et artiste Ariane Sirota.
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Parler du viol (2): un enjeu de pouvoir
J’expliquais la semaine dernière pourquoi la critique féministe et l’alliance entre droit et militantisme sont nécessaires en ce qui concerne les procès pour viol. Je voudrais évoquer maintenant la façon dont on parle du viol, et plus précisément, la façon dont on le nomme et on le définit. Nommer ne sert pas seulement à désigner et à décrire: c’est aussi un enjeu de pouvoir et de domination. Le contraste est flagrant entre le silence des victimes et la profusion des discours tenus sur le viol. J’envisagerai des discours spécifiques: ceux qui cherchent à renommer et redéfinir le viol pour en nier la réalité. Je prendrai pour exemples une interview bien connue d’Ivan Levaï à propos de l’affaire Strauss-Kahn, puis des citations d’hommes politiques étatsuniens évoquant plusieurs types de viols (« viol honnête », « viol légitime », etc.).
Le silence des victimes
Dans King Kong Théorie, Virginie Despentes écrit à propos de son viol. Elle explique qu’elle a mis un couvercle dessus jusqu’à ce qu’une de ses amies soit, à son tour, violée. Elle participe alors à un week-end de formation d’écoute de « Stop Viol », qu’elle décrit comme « une permanence téléphonique, pour parler suite à une agression, ou prendre des renseignements juridiques ».
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Puis une intervenante a expliqué: « La plupart du temps, une femme qui parle de son viol commencera par l’appeler autrement. » Intérieurement, (…) je renâcle: « n’importe quoi. » Voilà qui me semble être de la plus haute improbabilité: pourquoi elles ne diraient pas ce mot, et qu’est-ce qu’elle en sait, celle qui parle? Elle croit qu’on se ressemble toutes, peut-être? Soudain je me freine toute seule dans mon élan: qu’est-ce que j’ai fait, moi, jusque-là? Les rares fois – le plus souvent bien bourrée – où j’ai voulu en parler, est-ce que j’ai dit le mot? Jamais. (…) C’est que tant qu’elle ne porte pas son nom, l’agression perd sa spécificité, peut se confondre avec d’autres agressions (…). Cette stratégie de la myopie a son utilité. Car, du moment qu’on appelle son viol un viol, c’est tout l’appareil de surveillance des femmes qui se met en branle: tu veux que ça se sache, ce qui t’est arrivé? Tu veux que tout le monde te voie comme une femme à qui c’est arrivé? Et, de toute façon, comment peux-tu en être sortie vivante, sans être une salope patentée? Une femme qui tiendrait à sa dignité aurait préféré se faire tuer. (…) Alors le mot est évité. A cause de tout ce qu’il recouvre. Dans le camp des agressées, comme chez les agresseurs, on tourne autour du terme. C’est un silence croisé. (p.38-40)
Nommer ou ne pas nommer le viol: un enjeu de survie, mais aussi un enjeu de contrôle et de domination. Il peut y avoir plusieurs raisons de ne pas appeler un viol, un viol; mais cela recouvre toujours un enjeu de pouvoir. Le pouvoir, pour les victimes, de dépasser le viol et d’échapper à l’«appareil de surveillance des femmes ». Le pouvoir, pour les agresseurs, de nier l’évènement, de le requalifier, de changer l’histoire: elle était consentante, elle avait bu, elle le demandait.
Ivan Levaï: « Parce que, pour un viol, il faut un couteau, un pistolet, et cætera, je ne crois pas au viol »
Une des conclusions de l’affaire DSK, c’est que visiblement, tout le monde peut parler du viol. Et non seulement cela, mais tout le monde peut avoir un avis sur une accusation de viol, sur ce qu’il s’est passé entre une victime et un agresseur supposés; alors: viol ou pas viol?
Il n’y avait pas de raison qu’Ivan Levaï se prive de ce petit exercice. C’était il y a un an (l’antiquité pour internet, je sais). Il avait écrit un livre sur l’affaire, intitulé Chronique d’une exécution (titre qui opère déjà un déplacement: d’une victime de viol supposée à la victime réelle, à savoir, selon Levaï, Dominique Strauss-Kahn). Il avait été invité à s’exprimer au sujet de ce livre dans l’émission de Pascale Clark, « Comme on nous parle », sur France Inter, le jeudi 6 octobre. Ses propos sont retranscrits dans un article d’Acrimed qui cerne très bien le problème.
Question de Pascale Clark: « Ivan Levaï, que s’est-il passé dans la suite 2 806 du Sofitel ? Moi je ne le sais pas, est-ce que vous vous le savez ? » En réponse, Ivan Levaï prononce à plusieurs reprises un terme utilisé par le procureur new-yorkais en charge de l’affaire: « incident », qu’il choisit de comprendre comme « évènement de peu d’importance ». C’est un des sens du mot en anglais, mais dans le cadre d’une instruction, il est plus probable qu’il ait le sens d’«occurrence ou évènement envisagé indépendamment » (d’autres occurrences ou évènements). Il peut aussi désigner un fait apparemment insignifiant qui débouche sur des évènements graves. Mais Levaï en conclut: « Autrement dit : ce qui s’est passé dans la suite du Sofitel, c’est un incident ». Première requalification: le mot de viol est inapproprié, il faut parler d’«incident ». Ce n’est donc pas un crime.
Levaï présente ensuite un récit des évènements et évoque à plusieurs reprises le bon sens et la rationalité, mais aussi un ensemble de codes partagés avec la personne qui l’écoute: ceux de l’«éducation » et d’une « attitude naturelle ». Cela lui permet de présenter l’attitude de Nafissatou Diallo comme allant à l’encontre de ces codes et de ces principes:
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Et maintenant, je suis parti de mon expérience personnelle, et je me suis dit mais… Est-ce qu’il m’est arrivé à moi de sortir tout nu de ma salle de bains d’une chambre d’hôtel ? Et là, c’est incroyable : les deux sont restés, et il y a eu une relation sexuelle, non tarifée, que personne ne dément.
L’insinuation se fait de plus en plus explicite et conduit à une deuxième requalification: « Je vais vous dire, il a manqué une question, que moi j’aurais posée : qui a fait des avances à qui ? Et je m’arrêterai là. » Il s’agit donc d’une relation consentie, qui plus est suggérée par la femme.
La troisième requalification, la plus explicite, arrive ensuite. Levaï « ne croi[t] pas au viol »: le mot apparaît enfin, mais nié. S’il n’y croit pas, c’est « parce que, pour un viol, il faut un couteau, un pistolet, et cætera ». Comme l’écrit l’auteur de l’article d’Acrimed, cet argument repose sur le cliché selon lequel un viol nécessite la contrainte d’une arme (1). Le viol n’est pas seulement nié, il est nié en vertu d’une définition (inventée) qui rend caduque l’accusation de viol.
Dernière étape et autre cliché: les femmes mentent, tout le monde le sait.
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Il y a en France, écoutez bien ça, une femme sur six, une femme sur six, qui, au cours de sa vie, a été violée ou agressée sexuellement. C’est beaucoup, hein. C’est beaucoup. Et je considère que le viol est un crime. Mais je sais aussi que sur les 75 000 crimes qui font l’objet de déclarations de viol à la police et, éventuellement, qui débouchent en justice, 10 % sont des fantasmes et des faux. Voilà.
Que cela soit bien clair: ce chiffre sort de nulle part. Il sert à corroborer le cliché selon lequel les femmes sont des menteuses et surtout, l’idée selon laquelle une menace invisible plane en permanence sur les hommes: celle d’être accusé d’un crime par une femme qui se serait ravisée ou par pur plaisir de le voir traîné dans la boue. Et comme l’écrit l’auteur de l’article, ce chiffre lui sert par ailleurs « à jeter le soupçon sur l’ensemble des femmes déclarant avoir subi un viol ou une agression sexuelle. Ce faisant, il ‘boucle la boucle’ et entend sans doute, par une ultime pirouette, innocenter DSK ». Quatrième et dernière requalification: l’accusation de viol est un mensonge, comme souvent dans de pareils cas.
Si je résume: il ne s’agit pas d’un viol car les femmes mentent et d’ailleurs, les évènements ne correspondent pas à la définition que Levaï donne du viol. Il ne s’agit pas d’un crime mais d’un « incident », qu’il serait plus juste d’appeler une relation consentie, initiée par une femme ayant un comportement inhabituel et inapproprié. Le viol est donc redéfini et renommé pour être nié.
« Viol-viol », « viol légitime », « viol honnête », …: il y a viol et viol
On l’a vu, pour Ivan Levaï, ce qui s’est passé entre DSK et Nafissatou Diallo ne peut pas être un viol « parce que, pour un viol, il faut un couteau, un pistolet, et cætera ». Cette conception du viol est loin d’être une exception et cette affirmation n’est pas un « dérapage», comme on a pu le lire et l’entendre: cela signifierait qu’elle était accidentelle, voire involontaire. Cette définition (abusive) du viol est analysée dans le livre d’une juriste féministe étatsunienne, Susan Estrich, intitulé Real Rape (« viol réel »). Elle y théorise une opposition ancienne, toujours très présente dans les mentalités et dans le fonctionnement de la justice, entre « simple rape » (viol simple) et « real rape » (viol réel). Le second, qu’on pourrait aussi appeler « viol aggravé », implique une violence extrinsèque (l’utilisation d’une arme et autres violence physiques autres que le viol lui-même), plusieurs agresseurs, ou une absence de relation antérieure entre la victime et l’accusé. Un « viol simple », par opposition, ne présente aucune de ces circonstances aggravantes: l’accusé (unique) connaissait sa victime et ne l’a pas battue, ni menacée avec une arme. Une étude menée dans les années 1960 et corroborée par la suite ont montré qu’un « viol simple » était bien moins susceptible de faire l’objet d’une condamnation qu’un « viol réel » (quatre fois moins pour l’étude en question) (Kalven et Zeisel, 1966, p. 252-255). Le livre montre en quoi cette distinction entre « viol simple » et « viol réel » permet de refuser l’appellation de viol à des crimes qui sont, en réalité, bien plus courants que les « viols réels » (2).
Les affirmations suivantes ne sont pas non plus des dérapages, et il ne s’agit que de quelques exemples. Leurs auteurs sont des hommes politiques républicains (USA). Ces phrases ont toutes été prononcées en réponse à des questions portant sur la possibilité d’autoriser l’IVG (ce à quoi ils s’opposent) en cas de viol.
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If it’s a legitimate rape, the female body has ways to try to shut that whole thing down. (« S’il s’agit d’un viol légitime, le corps féminin a des moyens d’empêcher le processus – c’est-à-dire de ne pas tomber enceinte. » Comprendre: s’il s’agit vraiment d’un viol.) (3)
Todd Akin, membre du Congrès, 20/08/12
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If it’s an honest rape, that individual should go immediately to the emergency room, I would give them a shot of estrogen. (« S’il s’agit d’un viol honnête / s’il s’agit franchement d’un viol, la personne devrait se rendre immédiatement aux urgences, je lui donnerais une dose d’oestrogènes. »)
Ron Paul, membre du Congrès et candidat à l’élection présidentielle, 03/02/12
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Paul Ryan (candidat à la vice-présidence et colistier de Mitt Romney), Todd Akin et 214 autres républicains ont défendu en 2011 une loi qui permettrait d’interdire le financement de l’IVG par l’Etat, sauf « en cas de viol forcé ou, pour une mineure, d’inceste » (an act of forcible rape or, if a minor, an act of incest).
L’enjeu de pouvoir est ici très clair, puisqu’il s’agit de l’avortement, et donc, in fine, de cette question centrale: qui contrôle le corps des femmes?
La phrase de Todd Akin (le « viol légitime ») a connu pas mal d’échos dans les médias francophones. En France comme ailleurs, elle a énormément choqué et on s’est demandé ce que pouvait bien vouloir dire cette expression. Comme « viol honnête », comme « viol forcé » (merveilleuse tautologie), elle signifie surtout ceci: il y a viol et viol.
Cette idée n’est pas réservée aux républicains, aux hommes politiques, ni aux hommes, d’ailleurs. L’actrice Whoopi Goldberg, dans une émission de télévision, discutait en 2009 de l’affaire Roman Polanski (le réalisateur était alors menacé d’extradition aux Etats-Unis); là aussi, d’ailleurs, tout le monde avait son mot à dire. Rappelons que Polanski était accusé de viol sur mineure. L’actrice avait affirmé dans cette émission: « I know it wasn’t rape-rape« . It was something else but I don’t believe it was rape-rape » (« Je sais que ce n’était pas un viol-viol. C’était autre chose mais je ne crois pas que c’était un viol-viol »).
Dans un article paru dans The Nation, Jessica Valenti analyse très justement ces différentes expressions:
- The reason we have qualifiers—legitimate, forcible, date, gray—is because at the end of the day it’s not enough to say « rape ». We don’t believe it on its own and we want to know what « kind » of assault it was in order to make a value judgment about what really happened—and to believe that it couldn’t happen to us.
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« La raison pour laquelle ces qualificatifs existent – légitime, forcé, « date » [viol lors d’un rencard], gris – c’est parce qu’au fond, dire « viol » ne suffit pas. Nous ne pensons pas qu’il existe en soi et nous voulons savoir de quel « type » d’agression il s’agit afin d’émettre un jugement de valeur à propos de ce qui s’est réellement passé – et de croire que cela ne pourrait pas nous arriver. »
Un viol est un viol
Quel est donc le point commun entre tous ces discours sur le viol? Il refusent, justement, de parler du viol. Celui-là, on ne l’évoque pas: soit il n’a pas eu lieu (Levaï), soit on distingue plusieurs types de viol comme s’il ne s’agissait pas d’un seul et même problème, le viol. Toutes ces distinctions, ces redéfinitions, ces reformulations permettent en fait que le silence perdure. La profusion apparente de ce genre de discours et de commentaires sur le viol masque le refus de le reconnaître comme un problème central de nos sociétés, et permet que perdure la culture du viol. Comme l’écrit Jessica Valenti:
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Feminists have done a lot to change policies, but not enough to change minds. Despite decades of activism on sexual assault—despite common sense, even—there is still widespread ignorance about what rape is, and this absence of a widely understood and culturally accepted definition of sexual assault is one of the biggest hurdles we have in chipping away at rape culture.
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« Les féministes ont beaucoup fait pour changer les politiques [concernant le viol], mais pas assez pour changer les esprits. En dépit de décennies de militantisme à propos de l’agression sexuelle – en dépit du bon sens, même – on trouve toujours une ignorance largement répandue de ce qu’est le viol. Cette absence de définition de l’agression sexuelle qui soit largement comprise et acceptée culturellement est l’un des principaux obstacles à l’émiettement progressif de la culture du viol. »
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(1) La grande majorité des viols sont commis par une personne que la victime connaît. Un viol n’implique pas forcément d’autres violences physiques, qui ne sont que rarement accompagnées de la menace ou l’utilisation d’une arme. Lire à ce propos la série « Mythes autour du viol et leurs conséquences » sur la blog Antisexisme.
(2) La conséquence logique est évidemment que les femmes victimes de viol ne se perçoivent pas toujours comme telles. Estrich écrit par exemple:
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(…) many young women believe that sexual pressure, including physical pressure, is simply not aberrant or illegal behavior if it takes place in a dating situation. Thus, one study concluded that most adolescent victims do not perceive their experience of victimization as « legitimate », meaning that « they do not involve strangers or substantial violence ». (p. 27)
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« De nombreuses jeunes femmes pensent que la pression sexuelle, pression physique comprise, ne constitue tout simplement pas un comportement anormal ni illégal s’il émane de quelqu’un avec qui elles ont une relation. Ainsi, une étude a montré que la plupart des victimes adolescentes ne percevaient pas leur expérience de victimisation comme « légitime », c’est-à-dire que cette expérience « n’impliquait pas d’inconnus ou une violence substantielle » ». (étude citée: Ageton 1983)
(3) Cf. note 2: cette idée d’un « viol légitime » n’est pas une invention d’Akin…
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Ouvrages cités
Ageton, Susan S. (1983), Sexual Assault Among Adolescents, Lexington: D C Heath and Co.
Despentes, Virginie (2006), King Kong Théorie, Paris: Grasset et Fasquelle.
Estrich, Susan (1987), Real Rape, Cambridge et Londres: Harvard University Press.
Kalven, Harry et Zeisel, Hans (1966), The American Jury, Boston: Little, Brown.
Levaï, Ivan (2011), Chronique d’une exécution, Paris: Le Cherche-Midi.
Pour aller plus loin:
Delphy, Christine, ed. (2011), Un troussage de domestique, Paris: Syllepse.
Matonti, Frédérique (2012), « Les mots pour (ne pas) le dire. Viol, consentement, harcèlement : les médias face aux affaires Strauss-Kahn », Raisons politiques 46, Paris: Presses de Sciences Po.