Parmi les innombrables réactions suscitées au Royaume-Uni par la mort de Margaret Thatcher, celle-ci est assez remarquable. La députée travailliste Glenda Jackson a tenu ce discours à la House of Commons pendant la session d’hommage à l’ancienne Première Ministre:
Après avoir longuement détaillé les méfaits du thatchérisme, elle conclut en réagissant aux discours saluant en Thatcher la première femme Première Ministre (à partir de 5’42):
- I am of a generation that was raised by women, as the men had all gone to war to defend our freedoms. They did not just run a Government; they ran a country. The women whom I knew, who raised me and millions of people like me, who ran our factories and our businesses, and who put out the fires when the bombs dropped, would not have recognised their definition of womanliness as incorporating an iconic model of Margaret Thatcher. To pay tribute to the first Prime Minister denoted by female gender, okay; but a woman? Not on my terms.
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Je suis d’une génération qui a été élevée par des femmes, car les hommes étaient tous partis à la guerre pour défendre nos libertés. Elles ne faisaient pas que diriger un gouvernement: elles dirigeaient un pays. Les femmes que j’ai connues, qui m’ont élevée, ainsi que des millions de gens comme moi, qui dirigeaient nos usines et nos commerces, et qui éteignaient les incendies quand les bombes tombaient, n’auraient pas reconnu leur définition de la féminité comme incarnée par Margaret Thatcher. Rendre hommage au premier Premier Ministre désignée par le genre féminin, d’accord; mais une femme? Pas selon ma définition.
Qu’est-ce qui, selon cette députée, a rendu Margaret Thatcher indigne (car c’est bien de cela qu’il s’agit) d’être une femme? Sa « définition » est celle d’une féminité idéalisée s’incarnant dans un peuple de mères courage. Thatcher a dirigé un gouvernement (plusieurs, en fait) mais elle ne mérite pas le nom de « femme ». Le thatchérisme, dit-elle, représente la consécration de tout ce qu’elle a appris à considérer comme des « vices », qui deviennent des vertus: l’appât du gain, l’égoïsme, le mépris des plus faibles, bien loin du care traditionnellement confié aux femmes. Thatcher aurait donc perdu son droit au titre de « femme » – non pas en accédant à la fonction de première ministre, mais en renonçant aux valeurs traditionnellement associées à la féminité.
Margaret Thatcher n’est pas une « femme » – je n’emploie pas le mot au sens biologique, bien sûr – car elle ne correspond pas à l’idée que les sociétés occidentales se fait de « la femme ». Mais (n’ayons pas peur d’enfoncer des portes ouvertes) elle n’est pas non plus un homme: on nous l’a suffisamment rappelé, son sexe biologique la rend unique , originale, une espèce de monstre de la nature. Elle est la première femme Première Ministre, la Dame de Fer. Cette expression, « Iron Lady », a été utilisée pour la première fois par un journaliste soviétique en 1976 en référence à son inflexibilité; il ne s’agissait pas d’un compliment, mais l’expression est restée et illustre le mélange de répulsion et, parfois, d’admiration suscité par l’intransigeance de Thatcher. Mais l’expression est aussi devenue récurrente pour désigner des femmes chefs de gouvernement (la liste est impressionnante): ces femmes déterminées, ambitieuses, fermes ne peuvent être que des « dames de fer », de Benazir Bhutto à Julia Gillard en passant par Yulia Tymoshenko.
Car oui, il faut le dire et le redire: on a beau ne pas aimer Margaret Thatcher (je ne l’aime pas, je ne la respecte pas, ni elle ni ses idée), il faut reconnaître qu’il y a une part de sexisme dans la haine qu’elle suscite. Jean-Pierre Langellier dans Le Monde la qualifie de « nymphomane de la politique ». Est-ce qu’il voulait simplement dire qu’elle était ambitieuse? Qu’elle aimait la politique, le pouvoir? En quoi cela fait d’elle une nymphomane? L’expression sonne comme un rappel: on avait failli oublier qu’elle était une femme, la ramener à sa sexualité (ou plutôt à un fantasme sexuel masculin) est apparemment le meilleur moyen de le rappeler.
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Le blog de Janine: http://janinebd.fr/
Pour aller plus loin:
– Donna Haraway, Le manifeste cyborg : la science , la technologie et le féminisme-socialiste vers la fin du XXème siecle, 1ère publication: 1992.
– Vient de paraître (pas lu): Mérabha Benchikh, Femmes politiques: « le troisième sexe »?, Paris, L’Harmattan, 2013.
– Sur le Guardian: « Margaret Thatcher was no feminist ».
– Sur le blog Heaven Can Wait: « Margaret Thatcher: la Lilith du XXème siècle… »
– Catherine Achin et Elsa Dorlin, « ‘J’ai changé, toi non plus’. La fabrique d’un-e Présidentiable : Sarkozy/Royal au prisme du genre », Mouvements, 5 avril 2007.
– Fabienne Brugère, « Jusqu’où ira le care ? », La Vie des idées, 4 octobre 2010.