Aux origines du genre (4): rendre justice à la complexité du genre

Si je devais résumer les éléments abordés dans cette série en les replaçant dans l’ordre chronologique, ça donnerait quelque chose comme ça:

  • Même si le concept ne date que des années 1950, certains travaux et réflexions ont permis, avant cette époque, de poser les bases de ce qui deviendra le concept de genre dans le discours féministe. Je me suis concentrée dans le 3ème billet de la série, « Avant le genre », sur deux figures: Margaret Mead, anthropologue étatsunienne, et Simone de Beauvoir, philosophe française. Même si elles ne sont pas les seules qui participent de cette histoire, elles jouent un rôle très important dans le renouvellement de la conception occidentale de la naturalité des rapports entre femmes et hommes.
  • Le genre n’est pas, à l’origine, un concept féministe – bien au contraire: la visée des médecins et psychologues qui l’ont inventé dans les années 1950 était extrêmement normative. S’ils établissent une distinction essentielle entre sexe (biologique) et genre (psychologique), c’est pour décrire des cas considérés comme pathologiques de non-concordance entre ces deux dimensions. Ils étudient notamment ce qu’ils nomment l' »hermaphrodisme » (on dirait aujourd’hui l’intersexuation) et le « transsexualisme » (terme pathologisant pour désigner les identités trans). Si le sexe et le genre sont deux dimensions différentes de l’identité des individus, ces deux dimensions doivent nécessairement, pour eux, être en concordance.
  • Des féministes voient dans ce concept des potentialités libératrices, dans la mesure où il permet de comprendre des dimensions de l’identité « sexuée » des individus qui ne relèvent pas directement, ou pas du tout, de la biologie. Ces féministes s’inscrivent dans une lignée théorique constructiviste, lignée dont participent notamment Mead et Beauvoir. La sociologue Ann Oakley, par exemple, se saisit du concept de genre et le déplace vers la description de la dimension sociale de l’identité des individus. Le genre garde, chez Oakley, sa première définition de dimension psychologique de l’identité sexuée; mais alors que des médecins comme Robert Stoller ou John Money n’étaient absolument pas intéressés par la description des rapports sociaux, Oakley essaie d’établir un pont entre le psychologique et le social.

Parallèlement à cette série, j’en ai publié une autre sur mon carnet de recherche, qui concerne, elle, ce que j’appelle les « généalogies polémiques du genre« . Il s’agit des généalogies plus ou moins fantaisistes, à visée polémique, que l’on trouve très régulièrement dans le discours antigenre. J’aborde notamment le lien avec les théories du complot et la tendance à déshistoriciser le genre, c’est-à-dire à le traiter comme un principe explicateur de tous les maux de l’humanité, actif avant même que le concept ait été inventé. Une de ces généalogies fantaisistes va même jusqu’à faire remonter l’influence de la « théorie du gender » à la Genèse (oui oui). Toutes les généalogies polémiques du genre ne sont évidemment pas aussi ridicules, mais toutes ont au moins deux points en commun: 1) l’objectif de mettre en évidence l’influence cachée d’un ou plusieurs groupes de pression (les « féministes radicales », le « lobby gay »…), qui oeuvreraient dans l’ombre pour changer l’humanité 2) la volonté de présenter une vision unifiée et univoque du concept de genre, ce qui le rend évidemment plus facile à dénoncer.

Or j’ai essayé de montrer, dans cette série sur les origines du genre, qu’il s’agit d’un concept complexe, à l’histoire elle aussi complexe, et qu’il est important de préserver cette complexité. Le discours antigenre se fait souvent anti-intellectualiste, en dénonçant un concept difficile à appréhender et résumer. Mais c’est justement ce qui fait sa richesse. Si l’on veut contrer les tentatives polémiques de réduire cette complexité pour présenter un ennemi unique, « la théorie du genre », je crois qu’il est nécessaire de refuser les simplifications à outrance et de rendre justice à la diversité des usages et des acceptions du genre.

Je prends pour exemple deux conceptions très différentes du concept au sein du discours féministe et de la recherche sur le genre. Sur ce blog et dans mes travaux, j’emploie généralement le terme de genre au singulier. Cet emploi est délibéré de ma part. Je m’inscris dans une tradition de pensée proche du féminisme matérialiste, qui considère le genre comme un système qui produit du binaire, c’est-à-dire la division de l’humanité en deux catégories hiérarchisées, « féminin » et « masculin ». Cette définition du genre ne signifie pas, évidemment, que j’adhère à cette vision binaire des choses: il s’agit d’une manière de montrer en quoi le genre produit du binaire et nous enferme dans ces catégories, en empêchant ou sanctionnant toute transgression. Dans ma perspective, le genre n’est pas non plus le pendant ou l’opposé du sexe (comme certaines théorisations continuent de le suggérer). J’ai expliqué ailleurs en quoi opposer le sexe et le genre, en cantonnant le sexe à un naturel inquestionnable, empêche de comprendre réellement ce qu’implique l’imaginaire autour de la « différence des sexes ».

Cette conception est très éloignée de ce qu’on appelle la théorie queer, qui utilise elle aussi le concept de genre, mais au pluriel. Cet emploi s’inscrit dans une stratégie « de resignification, de désidentification, de prolifération, de réappropriation (des genres par exemple mais pas seulement) » (Bourcier 2002). A la dualité de la différence des sexes, la stratégie queer oppose l’ambivalence, la prolifération et la fragmentation. Dans cette conception, il n’existe pas deux genres, correspondant à deux sexes, mais un spectre d’identité de genre irréductible à une vision binaire.

Il existe donc énormément de dissensions et de débats, au sein même de la recherche sur le genre, sur la manière de comprendre et d’utiliser le concept, ainsi que sur son efficacité politique. Est-ce une mauvaise chose? Cette complexité est-elle un signe de confusion et d’immaturité du concept? Certainement pas. C’est au contraire, pour moi, une preuve de sa richesse et de ses potentialités théoriques et politiques. Je crois aussi, je l’ai déjà dit plusieurs fois, que répondre aux antigenre que « la théorie du genre n’existe pas » ne suffit pas, si on n’arrive pas à rendre compte de cette richesse. C’est parce que le genre est un concept très complexe aux multiples acceptions et théorisations que « la théorie du genre n’existe pas ». Mais pour prouver cela, il faut avoir au moins une vague idée de cette complexité. Le problème, c’est qu’on ne peut pas exiger cela de tout le monde, et loin de moi l’idée de le faire. Le concept peut assez facilement être manié et approprié par tout le monde, nul besoin pour cela d’avoir fait 10 ans d’études. C’est tout le problème de la polémique sur le genre: les antigenre n’abordent absolument pas le concept d’un point de vue scientifique, illes en réduisent la complexité en en faisant une « théorie du genre » menaçante et univoque. Pourtant il s’agit bel et bien d’un concept scientifique, et pour leur répondre de façon appropriée, il faut pouvoir se servir de quelques outils venus du champ des études de genre. Autrement dit, il faut selon moi répondre à des arguments non scientifiques et purement polémiques par de la nuance, de la subtilité, de la complexité. Il faut pouvoir, contre le discours anti-intellectualiste qu’est le discours antigenre, se déplacer hors de la polémique pour pouvoir à nouveau manier des concepts; ce qui est extrêmement difficile à faire, et ce que, pour le moment, nous avons échoué à faire. Les antigenre nous ont enfermé·es dans la polémique, mais en se plaçant sur leur terrain, il n’y a aucun moyen de gagner, car on ne peut pas succomber à la tentation de la simplicité sans perdre la force et l’efficacité du concept. Il faudrait donc pouvoir changer de terrain, les forcer à débattre avec des outils intellectuels qu’ils refusent d’utiliser.

Calendrier

Un nouveau tout petit billet pour vous signaler deux événements auxquels je participe cette semaine.

Mercredi soir, je serai au centre LGBT de Tours dans le cadre de cette conférence-débat; j’y parlerai de la « théorie du genre », du sens de l’expression dans les discours anti-égalité, de ses origines et des moyens de répondre à ce type de discours.

Tours

Samedi matin, je serai à Paris dans le cadre de rencontres féministes qui s’annoncent très très bien. Je participerai à un atelier corps & médecine auquel seront notamment présent·es le collectif Gyn&Co et au moins une personne d’Outrans; il sera aussi question d’autogynécologie. Plus de détails sur le site du collectif ARF.

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Au plaisir de vous y voir! Si vous pouvez y faire un tour venez me dire bonjour!

Parlons de genre

Cet article a d’abord été publié sur le site du laboratoire auquel j’appartiens, GenERe (Genre: Epistémologie & Recherches). En ce week-end de nouvelles manifestations contre l’égalité des droits et contre la « théorie du genre », je le reblogue ici et vous invite à le partager largement pour faire taire les rumeurs.

Je vous invite aussi à consulter http://labogenere.fr/ pour des informations et des ressources sur les études de genre.

Il en a déjà été question sur ce site : depuis 2011, la controverse sur le genre prend de l’ampleur. Elle est née dans des milieux catholiques, s’alarmant de l’introduction du concept (« genre ») dans des manuels de SVT (voir à ce sujet le dossier « La querelle des manuels scolaires » sur le blog d’Anthony Favier, Comprendre le genre catholique). Elle a trouvé un nouveau souffle avec le mouvement « Manif Pour Tous » qui, comme de nombreux/euses opposant·e·s à l’ouverture du mariage pour les couples de même sexe, voit dans ce projet la marque d’une « théorie du genre » à l’oeuvre dans les politiques publiques.

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« Théorie du genre »: la belle aubaine

Un nouvel ennemi est apparu dans les radars de la droite. Cela a commencé avec des manuels de SVT, s’est renforcé avec les manifs de la honte et les mouvements anti-« mariage pour tous ». Personne ne savait très bien de quoi il s’agissait, mais on savait que c’était mal. Le mot d’ordre s’est répandu : le lobby gayo-franco-maçonno-gauchiste a trouvé un nouveau truc, ça s’appelle la théorie du genre et c’est mal. Il paraît qu’ils veulent l’enseigner à l’école. Il paraît qu’ils disent que le sexe ça n’existe pas, ou alors qu’on peut choisir son sexe (on ne sait pas trop), qu’ils renient la nature et qu’ils veulent qu’on devienne tous homos. Le Mal, on vous dit.

Le mot d’ordre s’est répandu comme une traînée de poudre. Sur les listes de diffusion paroissiales d’abord, puis grâce aux blogs, aux sites dédiés, aux réseaux sociaux. La « théorie du genre » est une idéologie, un nouveau totalitarisme. Elle n’a aucun fondement scientifique, évidemment, puisqu’elle est issue des sciences humaines. On lui prête vie: elle menace nos enfants, elle s’introduit insidieusement dans les lois, les programmes scolaires. Les gauchos veulent qu’elle soit enseignée dès l’école maternelle (pensez à ces pauvres enfants obligés de lire Butler et Foucault dans le texte).

Alors il faut résister : mieux, il faut combattre.

On avait vu le débat prendre de l’ampleur avec la question du « mariage pour tous » ; depuis quelques semaines, les choses semblent s’emballer. Un indicateur: le mot-clé « théorie du genre » sur Twitter, fournisseur d’éclats de rire et de larmes de rage depuis plusieurs mois. Le combat contre l’égalité des droits a été perdu, mais les homophobes se sont trouvé un nouveau cheval de bataille – ah, pardon, on me signale que c’est dit sans homophobie aucune.

Interrogée sur cette fameuse « théorie du genre » dont tout le monde parle, la ministre des droits des femmes a répondu qu’elle n’existait pas (allélulia). Qu’elle ne savait pas ce que c’était. Que ce qu’elle connaissait, ce sont les études de genre. Elle a bien fait. Seulement, ce n’est pas suffisant : les adversaires des études de genre la traitent maintenant de « menteuse ». Pourquoi ? Parce qu’ils et elles croient dur comme fer qu’une telle « théorie » existe. La formule est devenue mot d’ordre. Elle est impropre, polémique, contestée par les chercheuses et chercheurs en études de genre, mais elle a désormais acquis une réalité, une consistance propre. Nous voilà forcé·e·s de nous situer par rapport à elle – même si ce n’est que pour rappeler qu’elle n’existe pas.

Pourquoi un tel emballement ? Comment cet objet vide, issu du discours du Vatican sur le concept de genre, est-il devenu un enjeu de société ? La réponse est très complexe et il faudra sans doute plus de recul pour en percevoir tous les enjeux. On peut cependant d’ores et déjà constater que cette « théorie du genre » est une belle aubaine pour les conservatismes de tous poils. On connaissait déjà le discours homophobe sur l’homosexualité « contre-nature », qui avait déjà été mobilisé lors du débat sur le PaCS et est réapparu à l’occasion de celui sur le « mariage pour tous » – avec une variante cependant : les conservateurs se sont trouvé un ennemi. Un ennemi avouable, car il ne s’agit pas des homosexuel·le·s, mais de la « théorie du genre ».

Certes, on la présente comme une invention du « lobby gay » destinée à justifier l’homosexualité ; mais tout cela est dit sous couvert de débat d’idées [rires enregistrés], de contestation de ce qui n’est qu’une simple théorie (ou bien est-ce un dogme ? ou une idéologie ? ou tout cela en même temps ?). On n’attaque pas les homosexuel·le·s, non : on attaque le « lobby gay », l’idéologie gay. On est gayphobe, pas homophobe. Dernière offensive en date, on prétend faire la lumière sur les sombres origines de la « théorie du genre » : elle aurait été inventée par le docteur John Money, un psychiatre soupçonné de pédophilie(1). Tiens, tiens : pédophilie, genre… La « théorie du genre » ne serait-elle pas un moyen de justifier la bien-connue pédophilie des homos ? – Mais sans homophobie, sans rancune, donc.

https://twitter.com/UnSingeSavant/status/344383494501330945

Money

AC Husson

Notes
(1) Où l’on réalise que le combat contre la « théorie du genre » doit beaucoup à… la théorie du complot. Le psychologue John Money a en effet utilisé le concept de « genre » (gender) pour désigner ce qui, dans l’identité « féminine » et « masculine », ne relève pas du biologique. Ce n’est cependant pas l’inventeur du concept, qu’on doit à une conjonction de travaux, et en particulier à ceux menés dans les années 60 par le psychiatre Robert Stoller sur l’identité sexuelle. On peut aussi remonter aux travaux de l’anthropologue Margaret Mead, mettant en évidence le caractère social de ce qu’on désignait jusqu’alors comme des caractéristiques naturelles sexuées. Il est bien plus utile cependant pour les adversaires des études de genre de se concentrer sur la figure de John Money, qui prônait effectivement la tolérance envers la pédophilie et pensait que les personnes intersexuées devaient être réassignées vers un sexe ou l’autre; son traitement du cas de David Reimer est devenu célèbre. De plus, ce que l’on appelle gender studies (études de genre, études sur le genre) n’a pas été créé par Money ou Stoller mais est issu de la réappropriation par les féministes de la « 2ème vague » du concept de genre. Cette réappropriation conduit rapidement à s’éloigner de l’usage original du concept.
Cf. Eric Fassin, « Le genre aux Etats-Unis et en France », dans Agora débats/jeunesses, 41, 2006. pp. 12-21.

Quand l’UNI observe la « théorie du genre »

Alors que les opposants au mariage pour tous et à l’égalité des droits ont choisi de faire du genre, au plutôt de ce qu’ils appellent « la théorie du genre » la cible de leur combat, les bons petits soldats du syndicat étudiant de droite UNI, devant lequel Claude Guéant avait affirmé que toutes les civilisations ne se valaient pas, leur emboîtent le pas. Pour cela, ils font circuler une « pétition contre la théorie du genre dans l’école élémentaire » (qui revendique 90 000 signataires) et viennent de créer, avec un « collectif contre le mariage et l’adoption homo », un site au nom accrocheur et trompeur puisqu’il se présente comme l’« Observatoire de la théorie de genre ». Il s’agit d’un « site internet d’information » apparemment neutre, bien que l’emploi de l’expression « théorie du genre » indique immédiatement qu’il s’agit plutôt d’un site réquisitoire contre les études de genre; le site se donne pour objectif d’« offrir aux Français les informations et les outils conceptuels nécessaires pour ouvrir les yeux sur les dangers que représente cette théorie ».

L’UNI n’est mentionnée qu’une discrète fois, sans être présentée. Remédions à cela en citant le syndicat lui-même  :

    « C’est en réaction aux « événements de mai 1968 », que quelques étudiants et jeunes professeurs ont décidé de fonder l’UNI. Ils avaient compris, avant les autres, que l’objectif des agitateurs de « 68 » n’était pas seulement de mener une « révolte étudiante » mais bien de discréditer, pour mettre à terre, les repères et les institutions (famille, école, nation, armée, …) sur lesquels reposaient la société française. Il fallait donc une organisation capable de résister et de s’opposer sur le terrain à leurs méthodes et à leur dessein. Ce fut la mission que se fixa l’UNI ».

Des observateurs sérieux et objectifs ? Ou une offensive idéologique venue de la droite réactionnaire ?

1) Vous avez dit « théorie du genre » ?

Comme le rappelle AC Husson dans un précédent article, l’expression « théorie du genre » (lancée par le Vatican) dénote une méconnaissance, voire une ignorance du champ de recherches constitué par ce que l’Université française appelle les « études de genre ». Non seulement la traduction de l’anglais « theory » par « théorie » est impropre, mais parler de « LA théorie du genre » au singulier ne rend aboslument pas compte de la diversité et de la complexité des pensées, des travaux qui tentent de cerner et de définir le genre. Parler de « LA THEORIE du genre », c’est créer un fantasme par la simplification outrancière et trompeuse d’un champ d’étude en construction, animé de débats et de tensions qui n’en font pas l’expression d’une « théorie » uniforme. Cette méconnaissance foncière de l’objet que l’UNI voudrait observer est le premier problème du site : vous n’y trouverez pas un seul nom d’une des figures de la pensée du genre, le titre d’aucun ouvrage sur le sujet. Le nom de Butler n’apparaît que dans les articles du Figaro sur la question, repris dans la rubrique « Actualités » du site. Au fond, les « observateurs » observent quelque chose qu’ils ne se donnent pas la peine de connaître ou de présenter à leurs lecteurs. Il est vrai que construire un concept-fantasme taillé à la mesure des attaques qu’on veut lui porter est bien plus confortable. L’accusation du refus de la réalité, souvent adressée aux études de genre, se retourne ironiquement contre ses détracteurs.

2) Le vice anglo-saxon

Plutôt que de définir sérieusement ce contre quoi ils souhaitent lutter, les auteurs du site nous livrent les raccourcis et caricatures habituelles à propos du genre. Ils insistent d’abord sur le caractère étranger du « gender », « longtemps cantonné de l’autre côté de l’Atlantique ». Se développe toute une rhétorique de l’invasion et/ou de la contamination : « la théorie du genre a débarqué en France au début des années 2000, et depuis elle s’y développe très rapidement », « la déferlante de la théorie du genre n’est pas près de s’arrêter ». A l’instar des députés UMP demandant une mission d’enquête sur le développement des études de genre qui se « propagent » (selon les mots de Xavier Breton) en France. C’est oublier, un peu vite, deux éléments : d’une part, les « gender studies » sont nées aux Etats-Unis sous l’influence de la « French Theory », des écrits de Foucault, Lacan, Derrida, Deleuze… D’autre part, le mot « genre » existe en français puisqu’il désigne, en grammaire, le masculin ou le féminin. Le genre de la grammaire nous apprend d’ailleurs que cette assignation d’un mot au masculin ou au féminin est affaire de convention linguistique, d’autant plus que dans d’autres langues (qui parfois font place à un troisième genre, le neutre), un mot français féminin sera masculin et réciproquement.

3) La guerre contre la réalité

C’est devenu un grand classique, la faille essentielle des études de genre résiderait dans leur refus obstiné de la réalité au nom d’un constructivisme radical. Antienne que nos rigoureux « observateurs » entonnent volontiers :

    « Il est très difficile pour le non-spécialiste de comprendre les enjeux et les implications de cette théorie, tant elle repose sur des présupposés idéologiques en contradiction avec la réalité que vit l’immense majorité de nos concitoyens. Le fondement de cette théorie consiste à nier la réalité biologique pour imposer l’idée que le genre « masculin » ou « féminin » dépend de la culture, voire d’un rapport de force et non d’une quelconque réalité biologique ou anatomique »

Aucune citation, aucune analyse précise des textes n’est proposée en soutien d’une argumentation qui tourne dans le vide. Faire le simple constat que les êtres humains sont des êtres sociaux et que les rôles masculins et féminins sont des constructions sociales qui s’appuient sur des représentations culturelles et engagent des rapports de pouvoir, n’est-ce pas plutôt décrire la réalité ? Le refus de rabattre la distinction « masculin » / « féminin » sur la distinction « mâle » / « femelle » (binarité qui fait d’ailleurs l’objet de débats) semble déjà poser problème aux auteurs du site. Pourtant, nous ne sommes même pas là dans les propositions les plus nouvelles et les plus radicales des études de genre. Par ailleurs, dire qu’une chose est construite ne veut pas dire que cette chose n’existe pas. Pour reprendre une métaphore d’Eric Fassin, je peux dire que le mur qui vient d’être construit n’existe pas, je m’y cognerai quand même. Nos concitoyennes qui subissent les conséquences de leur statut de femmes, avec toutes les inégalités et discriminations que cela implique, se heurtent chaque jour à cette réalité. Nos concitoyens qui se font insulter, agresser ou frapper parce que leur genre ne correspond pas au genre masculin attendu, sont bien conscients de cette réalité.

Tout se jouerait donc, selon les auteurs du site, dans une opposition genre/biologie. Les détracteurs des études de genre s’acharnent d’ailleurs à expliquer que celles-ci ne sont pas « scientifiques ». C’est oublier d’une part que d’autres sciences que les sciences expérimentales existent (les sciences humaines et sociales), et que plusieurs figures des études de genre sont des biologistes. On peut penser, entre autres, aux travaux d’Anne Fausto-Sterling (dont le livre Corps en tous genres vient d’être traduit en français), d’Hélène Rouch ou d’Evelyne Peyre, par ailleurs vice-présidente de l’Institut Emilie du Châtelet.

4) Une attaque contre la recherche

On pourrait écrire des pages et des pages pour corriger les distorsions et les contre-vérités présentes sur le site. Mais revenons au propos d’ensemble. Qu’attaque-t-on à travers la « théorie du genre »? Le site entretient constamment une confusion entre ce qui relève du scientifique (les études de genre) et ce qui relève du politique (la légitime éducation à l’égalité de genre dès le primaire devient, sous la plume des « observateurs », « l’enseignement de la théorie du genre dès 6 ans »). Or, les mesures politiques dénoncées sur le site sont présentées comme l’influence néfaste d’une « idéologie » qui voudrait substituer la lutte des sexes à la lutte des classes marxiste. Cette théorie sans aucune prise avec le réel aurait donc des déclinaisons pratiques que le législateur pourrait mettre en place… Mais nos « observateurs » ne sont pas à une contradiction près.

Réaffirmons-le simplement. Le genre n’est ni un parti ni un complot, ni une offensive idéologique concertée. C’est avant tout un concept, une catégorie d’analyse élaborée dans le champ scientifique. Dès lors, contre quoi s’agit-il de lutter lorsqu’on attaque « la théorie du genre », sinon contre tout un champ extrêmement vivace de la recherche ? Ce champ de recherche est en train de s’institutionnaliser en France, notamment sous l’impulsion de l’Institut du Genre. Nouvel outil d’analyse riche de potentialités, il attire de nombreux étudiants, suscite de nouveaux travaux et de nouvelles façons de faire de l’histoire, de la littérature, de la sociologie, de l’anthropologie… Comme tout champ de la connaissance humaine, les études de genre peuvent être discutées et soumises au débat. Encore faut-il pour cela se donner la peine de prendre réellement connaissance de ce que l’on dénonce. En revanche, on ne peut accepter la tentative de contrôle de la recherche que constitue une initiative comme la commission d’enquête (sic) sur le développement de la « théorie du genre » demandée par l’UMP. Il est regrettable que l’UNI, syndicat étudiant présent dans les universités, fasse le jeu de cette nouvelle forme d’obscurantisme.

Cyril Barde et AC Husson

Le Magazine Littéraire « enquête » sur les études de genre

Je continue sur la série « Le Genre C’est Le Mal ». Le Magazine Littéraire a publié dans son numéro de janvier 2013 une « Enquête sur les ‘gender studies' ». Les études de genre semblent susciter un intérêt certain dans les médias, dû non pas au fait qu’il « envahisse » l’Université française, comme on a pu le prétendre, mais à la polémique issue des milieux catholiques conservateurs en 2011 et relancée par le mariage pour tou·te·s.

Un article récent de Sciences Humaines (magazine de vulgarisation de référence), intitulé « Masculin – féminin: le genre explique-t-il tout? (question rhétorique s’il en est), est très bien analysé sur le blog Une heure de peine dans « Du genre face à la paresse intellectuelle ». Denis Colombi montre en quoi il constitue un condensé des idées reçues que l’on retrouve de manière systématique chez les polémistes « anti-genre ». Le même problème se pose avec Le Magazine Littéraire, même si le dossier est globalement de meilleur niveau.

Un mot d’abord sur son titre: « Enquête sur les ‘gender studies' ». Alors que le concept de genre avait déjà été utilisé à plusieurs reprises dans ce magazine, par exemple dans un dossier sur Jean Genet intitulé « De tous les genres » (2010), se présente soudain la nécessité de mener une « enquête » sur les études de genre. Le terme d’« enquête » évoque, outre les enquêtes criminelles (!), un genre journalistique chéri d’émissions comme « Envoyé Spécial » ou « Enquête exclusive ». On imagine presque Bernard de la Villardière marchant vers nous, le sourcil sérieux et le visage préoccupé, nous présentant un sujet sur « cette théorie du genre qui inquiète les Français ».

Qu’y trouve-t-on?

Dans ces neuf pages coordonnées par Patrice Bollon (présenté comme un « journaliste spécialisé dans la critique musicale et écrivain »), on trouve un long article de ce dernier, formant le coeur du dossier et intitulé « La guerre des genres ». On lui doit aussi quatre encadrés: « Histoire – Généalogie du genre », « Deux pôles opposés ou un continuum? », « Malaise dans la psychanalyse » et « L’éthique est-elle sexuée? ». Le dossier comporte en outre:

  • « La biologie et le sexe des anges », par Thomas Tanase, agrégé d’histoire;
  • un entretien avec l’anthropologue Françoise Héritier;
  • « Une inquiétante utopie du neutre », par le sociologue Shmuel Trigano;
  • une bibliographie.

Un dossier assez fourni, donc, avec un élément frappant: pas un·e des auteur·e·s n’est spécialiste d’études de genre. L’entretien avec Françoise Héritier fait figure d’exception, mais il est mené lui aussi par un non-spécialiste. En outre, Françoise Héritier, qui a notamment publié Masculin, Féminin. La pensée de la différence (1996), préfère souvent employer d’autres concepts que « genre »: quand elle ne parle pas de masculin et de féminin, elle emploie l’expression qu’elle a conceptualisée de « valence différentielle des sexes ».

Des éléments intéressants…

L’ensemble du dossier fait explicitement écho au débat sur le mariage pour tou·te·s, qui « avive une nouvelle fois les polémiques sur les théories du genre, non sans caricatures ». Le but (on ne peut plus louable) est donc de présenter ces études de genre toujours si méconnues en France afin d’apporter des éléments de compréhension de ce débat. Patrice Bollon a tout à fait raison de souligner que la « lignée intellectuelle » des études de genre « n’est […] pas si unifiée » et que le concept de genre a une généalogie complexe (cf. « Généalogie du genre »). « La guerre des genres » s’attache notamment à montrer la complexité de la question de l’origine naturelle ou sociale de la division des genres et pose la question de la domination à laquelle celle-ci aboutit. Dans « La biologie et le sexe des anges », Thomas Tanase expose de manière intéressante la façon dont la biologie a pu et est toujours instrumentalisée pour justifier une domination sociale.

… noyés dans un amas d’idées reçues et d’erreurs

Il est cependant très inquiétant de constater qu’un magazine comme Le Magazine Littéraire puisse se satisfaire d’une présentation traduisant une connaissance extrêmement superficielle et une mécompréhension des études de genre. En outre, on y retrouve régulièrement des éléments du discours anti-genre. J’en donnerai seulement quelques exemples.

Le genre susciterait forcément peur et inquiétude

A vrai dire, je pense qu’il suscite surtout l’indifférence. Mais la polémique née en 2011 a réussi à diaboliser les études de genre auprès d’une partie de la population française et à y accoler les termes de « bouleversement », d’« inquiétude », de « peur ». Cette vision anxiogène, qui a poussé des député·e·s UMP à demander une enquête parlementaire sur le sujet, se retrouve ici.

L’article « La guerre des genres » commence par l’expression (distanciée, certes) de la vision catastrophiste véhiculée par les opposant·e·s au mariage pour tou·te·s: on serait en présence d’une « situation […] dramatique », à l’aube d’une « vaste catastrophe morale, sociale et humaine annoncée, d’une effroyable mutation anthropologique » qui « dissoudrai[t] les racines » de la Civilisation (etc., etc.). L’article n’est pas sans reprendre ce champ lexical abondamment utilisé par les anti-genre: on nous explique que « la France a longtemps résisté » à cette théorie « venue des Etats-Unis » et qui « s’est néanmoins implantée peu à peu dans nos mentalités » (ah?). La conclusion débute ainsi:

    Alors, la théorie du genre? Une ouverture fantastique pour nos sociétés, car l’occasion de forger un nouvel ordre sexuel, moral et civilisationnel peut-être encore jamais vu? Ou bien une utopie funeste, suicidaire, qu’il nous faudrait combattre de la façon la plus ferme?

Cette alternative, bien que taxée de «paranoïaque » et malgré l’appel final à la dépasser pour s’interroger sur « ses effets heuristiques » (oui, c’est Le Magazine Littéraire, ça jargonne), est en fait légitimée et renforcée par le dossier.

« La théorie du genre », encore et toujours

Patrice Bollon écrit que les études de genre ne sont pas unifiées; pourtant, il ne semble avoir aucun problème à reprendre l’expression « théorie du genre », forgée par des polémistes catholiques et sans validité conceptuelle, qui occulte la pluralité de ce champ disciplinaire. On la retrouve pas moins de 12 fois dans l’ensemble du dossier (15 si l’on compte les occurrences de « cette théorie »). Avec des variantes: « doctrine » (4 fois), « idéologie » (3 fois). Shmuel Trigano, quant à lui, a inventé l’expression « doctrine des genres », qu’il est le seul à utiliser.

L’antienne du genre comme libre choix

La « théorie du genre » est définie comme suit:

    On la présente ordinairement fondée sur une dissociation radicale entre le sexe et le genre: le sexe serait « objectif », puisque physique, biologique; le genre, masculin ou féminin, serait, lui « subjectif », parce que relevant, au niveau de l’individu, d’un choix et, à celui de la collectivité, d’une ‘construction sociale’, relative historiquement et culturellement.

Je n’ai jamais lu nulle part que le sexe était « objectif » et le genre « subjectif », mais peut-être cette vision a-t-elle été exprimée ailleurs. Elle pose plusieurs problèmes. D’abord, elle reconduit une opposition nature / culture, le sexe étant du côté de la première et le genre de la seconde. Ce partage nature / culture est loin de faire consensus parmi les chercheurs·euses étudiant les rapports de genre.

De plus, l’opposition entre « objectif » et « subjectif » sert à entériner l’idée du genre comme choix individuel. On retrouve cette idée plus loin, attribuée – ô surprise! – à Judith Butler:

    on serait en présence d’un pouvoir au fond vide ne se perpétuant que par les habitudes qu’il impose. […] on ne serait femme/homme ou homo/hétéro que par les gestes et les attitudes qu’on en donne; et on pourrait de ce fait changer à se guise d’identité sexuelle et de genre. […] Cette perspective vertigineuse, que chacun puisse définir son sexe/genre comme il l’entend, est séduisante sur le plan des libertés individuelles, mais est-elle tenable socialement?

Cette idée serait due aux « versions les plus extrêmes » de « la théorie du genre », dont Judith Butler est promue « incontestable chef de file » (il faudrait la prévenir, ça a l’air dangereux). Je ne sais pas pourquoi elle est devenue la bête noire des polémistes anti-genre ni pourquoi elle en est venue à incarner les études de genre (ou, à l’occasion, « ses versions les plus extrêmes »); en revanche, je sais que cette présentation de ces idées est à la fois fausse et largement répandue. Je vous renvoie à ce propos à l’article de Cyril Barde publié sur ce blog: « Judith Butler, meilleure alliée du néo-libéralisme? ».

Quand l’« enquête » vire au pamphlet anti-genre

Image cliquable (avec mes "!" et "?!" en prime)

Image cliquable (avec mes « ! » et « ?! » en prime)

Mon principal problème est avec le texte intitulé « Une inquiétante utopie du neutre », que l’on doit à Shmuel Trigano, sociologue qui n’avait jusque-là publié que sur le judaïsme. Devant la virulence du pamphlet et l’inanité de ses arguments, j’ai fait une rapide recherche sur le monsieur. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi Le Magazine Littéraire publiait ce… truc écrit par quelqu’un dont les études de genre sont loin d’être le champ d’expertise. Naïve que je suis – la réponse était à la page suivante, dans la bibliographie. Elle présente, parmi trois livres venant de paraître, deux ouvrages anti-genre, dont celui de Trigano, La Nouvelle Idéologie dominante: le Postmodernisme, présenté ainsi:

    Par un sociologue, professeur à l’université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, une dénonciation polémique mais informée de la théorie du genre en tant que pièce d’une idéologie plus vaste, le postmodernisme.

Professeur de sociologie, « dénonciation polémique mais informée », nous voilà rassuré·e·s. Pour ce monsieur informé, donc, « la théorie du genre est la figure de proue d’une idéologie d’envergure, qu’on peut définir comme le « postmodernisme » […]. » Pour prouver que cette « idéologie » est « dominante », Trigano évoque

    la controverse autour du livre de sciences naturelles [il y en avait plusieurs, nda] pour les lycées qui intégrait cette théorie: présente dans les universités – quoique encore très faiblement en France -, ses idées sont promues comme des vérités autant scientifiques que progressistes.

Heureusement que M. Trigano, professeur à Paris X, est bien informé, sinon on aurait peut-être eu du mal à comprendre comment une idéologie peut être à la fois « dominante » et « très faiblement » présente en France.

J’ai essayé de résumer méthodiquement le contenu de ce pamphlet. Honnêtement, je ne vois pas comment le faire, tant il accumule aberrations et fantasmes: il faudrait s’arrêter sur chaque phrase, ce serait bien laborieux et je risquerais de sauter par la fenêtre avant de finir ce (déjà long) article. Disons simplement que la « théorie du genre » serait un nouveau marxisme, « une utopie aussi inquiétante que celles qui l’ont précédée » dont l’ambition serait de « créer un Homme Nouveau/une Femme Nouvelle, au nom d’une nouvelle métaphysique aspirant à imposer ses dogmes à l’ensemble de la société au nom d’une vérité supérieure prétendument ‘scientifique' ». Rien que cela.

Shmuel Trigano n’est pas seulement un sociologue fort surprenant, il milite aussi activement contre le mariage pour tou·te·s. On retrouve sa prose (copiée-collée) sur plusieurs blogs s’opposant à l’égalité des droits (des exemples et ).

Conclusion: des questions en suspens et d’autres « inquiétudes »

Pourquoi Le Magazine Littéraire ne fait-il appel à aucun·e spécialiste des études de genre et offre-t-il à la place une tribune à un pamphlétaire anti-genre et anti-mariage pour tou·te·s? Est-ce là leur vision du débat? Si le reste du dossier permettait de contrebalancer l’effet produit par ce pamphlet, à la limite, pourquoi pas; mais l’ensemble n’est guère à même de donner une vision juste et équilibrée de la question. Il est très inquiétant de constater que des magazines comme celui-ci ou Sciences Humaines ne prennent pas la peine de faire appel à des personnes connaissant vraiment le sujet et présentent une telle vision des études de genre au grand public. Comment s’étonner ensuite que l’on retrouve, encore et encore, les propos caricaturaux que Le Magazine Littéraire pointe justement du doigt?

Et où sont les spécialistes, justement? Alors que les tribunes anti-genre, anti-mariage pour tou·te·s se multiplient dans la presse, on les entend bien peu. Il leur semble difficile d’avoir accès aux grands médias, contrairement au camp opposé.

AC Husson

Judith Butler, meilleure alliée du néo-libéralisme?

L’article de cette semaine a été écrit par Cyril, qui a déjà publié sur ce blog « Christine and the Queens: une pop queer » et « ‘AdopteUnMec’: inversion ne rime pas avec subversion ». Il revient sur une accusation récurrente à l’égard de la philosophe Judith Butler, tête de turc favorite des polémistes anti-études de genre, et fournit des éléments pour comprendre une pensée pour le moins complexe.

Si vous voulez contribuer à ce blog, vous pouvez m’envoyer une proposition d’article à l’adresse cafaitgenre[at]gmail.com.

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Le débat suscité par la loi sur‭ « ‬le mariage pour tous‭ » ‬ne se réduit pas,‭ ‬du côté des opposants,‭ ‬aux propos effarants d’un cardinal Barbarin ou d’un Serge Dassault.‭ ‬Ces derniers ne font que décliner l’imagerie hélas bien connue de l’homosexualité considérée comme perversion,‭ ‬maladie,‭ ‬détraquement physique et/ou psychologique.

D’autres‭ ‬pourfendeurs du mariage pour tous,‭ ‬plus subtils,‭ ‬s’attaquent plus spécifiquement à la pensée du genre,‭ ‬la considérant avec quelque raison comme l’une des assises intellectuelles et philosophiques des revendications LGBT.‭ ‬Leur argument peut se résumer ainsi‭ ‬:‭ ‬la‭ « ‬théorie du genre‭ » ‬propose une idéologie du choix individuel et de la consommation qui participe du néo-libéralisme triomphant.‭ L‭’‬accusation de néo-libéralisme vise à faire‭ ‬du concept de genre‭ ‬le complice objectif d‭’‬une idéologie‭ ‬caractérisée par la limitation du‭ ‬rôle de l‭’‬Etat‭ ‬en matière économique et sociale,‭ ‬l‭’‬extension indéfinie du domaine du marché,‭ ‬le primat de l‭’‬individu producteur de lui-même,‭ ‬d‭’‬un‭ ‬consommateur d‭’‬identités capable de‭ ‬se réinventer et d‭’‬innover sans cesse pour améliorer ses performances dans la grande compétition qu‭’‬est la vie en société.‭ ‬Judith Butler,‭ ‬dont le nom est très souvent évoqué,‭ ‬se trouverait être la meilleure alliée du néo-libéralisme le plus abouti.‭ ‬Intrigant paradoxe ou piège rhétorique tendu aux militants de gauche‭ ?

Les termes du débat

Quelques citations glanées sur Internet donnent un aperçu des termes utilisés sur le front de ceux qui tirent à boulets rouges sur ce qu’ils nomment avec complaisance‭ « ‬la théorie du genre‭ »‬.‭ ‬Pour‭ ‬Patrice de Plunkett,‭ ‬l’un des fondateurs du‭ ‬Figaro Magazine,‭ ‬Judith Butler est la‭ « ‬prêtresse des désappartenances,‭ ‬des instabilités radicalités et du nominalisme‭ ‬extrême‭ »‬.‭ ‬En d’autres termes,‭ ‬la pensée du genre,‭ ‬reniant le déterminisme le plus fondamental de l’homme dans une course folle vers l’émancipation de tout donné biologique,‭ ‬propagerait une vision de l’individu extrait de tout contexte,‭ ‬sans attache et sans corps,‭ ‬individu infiniment malléable et transformable,‭ ‬disponible pour le marché.‭

Le magazine‭ ‬Causeur,‭ ‬très en pointe sur cette question,‭ ‬nous offre plusieurs exemples de cette rhétorique considérant la pensée du genre comme émanation ultime de la société de consommation.‭ ‬Le chroniqueur‭ ‬Laurent Cantamessi écrit‭ ‬:‭ « ‬Judith Butler a déclaré,‭ ‬dans son ouvrage‭ ‬Trouble dans le genre,‭ ‬que l’on était désormais libre de choisir son identité sexuelle comme on sélectionne un vêtement dans sa penderie‭ »‬.‭ ‬Aucune citation ne vient évidemment étayer cette affirmation pour le moins hâtive,‭ ‬surtout lorsqu’on sait que Judith Butler s’est précisément moquée d’une conception du genre qui l’assimilerait à une simple auto-‭(‬re)création de soi‭ ‬:‭ « ‬on s’éveillerait le matin,‭ ‬on puiserait dans son placard,‭ ‬ou dans quelque espace plus ouvert,‭ ‬le genre de son choix,‭ ‬on l’enfilerait pour la journée,‭ ‬et le soir,‭ ‬on le remettrait à sa place‭ » (‬cité par Eric Fassin,‭ ‬préface à‭ ‬Trouble dans le genre,‭ ‬La Découverte,‭ ‬2005‭)‬.‭ ‬Non,‭ ‬les thèses de Butler ne transforment pas les individus en consommateurs de genres.‭ ‬Feindre de le croire relève au mieux d’une méconnaissance,‭ ‬au pire d’un travestissement‭ (‬c’est le cas de le dire‭) ‬malhonnête des écrits de la philosophe américaine.‭ ‬Les formules accrocheuses d’Elisabeth Lévy ou de‭ ‬Christian Flavigny qui,‭ ‬toujours dans‭ ‬Causeur,‭ ‬résument le processus complexe de production du genre à un simple choix individuel,‭ ‬alimentent cette lecture très peu rigoureuse de Judith Butler.

Ces corps qui comptent‭ ‬:‭ ‬genre et vulnérabilité

D’où part l’analyse du genre butlérienne si ce n’est d’une attention aux corps,‭ ‬notamment‭ ‬aux corps qu’elle appelle‭ « ‬invivables‭ » ‬ou‭ « ‬illisibles‭ » ‬en ce sens qu’ils ne sont pas interprétables au sein du cadre de l’hétérosexualité reproductive.‭ ‬Autrement dit,‭ ‬les corps qui ne sont pas conformes aux normes de genre,‭ ‬les corps qui manifestent un écart,‭ ‬une incohérence entre un sexe,‭ ‬un genre,‭ ‬une sexualité‭ (‬par exemple,‭ ‬un garçon qui se comporterait‭ « ‬comme une fille‭ » ‬et/ou serait homosexuel‭) ‬sont rejetés,‭ ‬symboliquement,‭ ‬socialement,‭ ‬physiquement.‭ ‬Parce que Butler part des violences subies concrètement et quotidiennement par ceux qui dérogent à la loi du genre,‭ ‬on ne peut pas sérieusement l’accuser de faire comme si tout cela n’était qu’affaire de mots et de création de soi.‭ ‬Penser le genre et les injonctions normatives qui l’instituent c’est,‭ ‬comme le rappelle Elsa Dorlin,‭ ‬rester attentif à‭ ‬« la force punitive que la domination déploie à l‭’‬encontre de tous les styles corporels qui ne sont pas cohérents avec le rapport hétéronormé qui préside à l‭’‬articulation des catégories régulatrices que sont le sexe,‭ ‬le genre et la sexualité,‭ ‬force punitive qui attente à la vie même de ces corps ‭»‬ (Sexe,‭ ‬genre,‭ ‬sexualités,‭ ‬p.‭ ‬127‭)‬.

La prise en compte de cette vulnérabilité fondamentale est peut-être l’argument qui sépare définitivement Butler du néo-libéralisme.‭ ‬Alors que celui-ci se déploie dans un discours d’autant plus violent qu’il nie la vulnérabilité en la culpabilisant et en relativisant les déterminismes sociaux‭ (‬pour le dire vite,‭ ‬les chômeurs et les précaires sont responsables de leur situation‭)‬,‭ ‬la pensée de Butler se fonde sur une véritable analyse politique et philosophique de la vulnérabilité‭ (‬qu’elle concerne le genre,‭ ‬la guerre,‭ ‬le racisme…‭)‬.‭ ‬Ce geste premier en direction des formes de vie précaires est fondamentalement en contradiction avec l’idéologie néo-libérale.‭ ‬La pensée du genre n’est pas le déni aveugle des déterminations mais une nouvelle proposition pour penser ces déterminations.

Performance et performativité‭ ‬:‭ ‬contre la caricature du‭ « ‬c’est mon genre,‭ ‬c’est mon choix‭ »

Trouble dans le‭ ‬genre place en son‭ ‬cœur la figure du‭ « ‬drag queen‭ » ‬que Judith Butler analyse pour penser les possibles subversions des normes de genre.‭ ‬Elle voit dans la performance théâtrale du‭ « ‬drag‭ » ‬une parodie de l’incorporation du genre,‭ ‬une mise en scène volontairement décalée de la façon dont chacun de nous performe,‭ ‬accomplit son genre.‭ ‬Toutefois,‭ ‬Butler revient sur ces pages et précise sa pensée en indiquant que le‭ «‬ drag ‭»‬ est une figure-limite,‭ ‬figure de la marge qui permet de troubler et d‭’‬interroger le centre de la norme mais qui ne fournit pas pour autant le‭ «‬ modèle de vérité du genre ‭»‬,‭ ‬le modèle banal,‭ ‬quotidien de la façon dont chacun effectue son genre :‭ «‬ il serait erroné,‭ ‬écrit Butler,‭ ‬de voir le‭ ‬drag comme le paradigme de l‭’‬action subversive ou encore comme un modèle pour la capacité d‭’‬agir en politique ‭»‬ (Introduction de‭ ‬1999‭ ‬à‭ ‬Trouble dans le genre‭)‬.‭ ‬Le‭ «‬ drag ‭»‬ propose une performance,‭ ‬c‭’‬est-à-dire une mise en scène consciente et explicite d‭’‬une incohérence‭ (‬caricaturale et déréalisante‭) ‬entre une identité intérieure et une apparence extérieure.‭ ‬Cependant,‭ ‬la performance est un acte théâtral singulier et limité dans le temps,‭ ‬produite par un acteur décidant de son jeu.

Pour Butler,‭ ‬la structure banale,‭ ‬quotidienne du genre,‭ ‬est la performativité‭ (‬terme qu’elle emprunte au linguiste Austin dans‭ ‬Quand dire c’est faire‭)‬.‭ ‬Un énoncé performatif est un énoncé qui fait ce qu’il dit au moment où il le dit.‭ ‬Par exemple,‭ « ‬je vous déclare unis par les liens du mariage‭ »‬.‭ ‬Butler pense l’incorporation des normes de‭ ‬genre sur le mode de la performativité,‭ ‬c’est-à-dire une construction des corps ni tout à fait intentionnelle ni tout à fait contrainte,‭ ‬à la fois permise et limitée par la contrainte.‭ ‬Pour être efficace,‭ ‬cette incorporation des normes doit sans cesse être répétée et réitérée.‭ ‬Les modèles de genre assignés‭ (‬masculin et féminin‭) ‬doivent sans cesse être récités,‭ ‬reproduits,‭ ‬imités par les corps.‭ ‬On le voit,‭ ‬Butler ne conçoit pas le genre comme l’expression corporelle d’un‭ « ‬moi‭ »‬,‭ ‬d’un sujet autonome achevé et‭ ‬déjà constitué‭ ‬:‭ ‬le sujet,‭ ‬le‭ « ‬moi‭ » ‬est constitué par les normes et les discours qui façonnent les corps,‭ ‬leur donnent forme et intelligibilité au sein de la matrice obligatoire de l’hétérosexualité reproductive.‭ ‬Considérer les textes de Butler comme une exaltation à l’invention libre de soi,‭ ‬à un consumérisme des identités n’est donc pas possible sans les trahir.‭

Distinguer performance et performativité‭ (‬ce que Butler fera elle-même après la parution de‭ ‬Trouble dans le‭ ‬genre‭) ‬permet de ne pas sur-interpréter la figure du‭ «‬ drag ‭»‬ et de ne pas considérer le genre comme une simple invention de soi soluble dans la logique de marché,‭ ‬une simple esthétique de soi,‭ ‬un jeu libre ou une théâtralisation de soi‭ ‬:‭ ‬ainsi,‭ ‬précise‭ ‬Butler dans‭ ‬Ces corps qui comptent,‭ ‬« le genre n‭’‬est pas un artifice qu‭’‬on endosse ou qu‭’‬on dépouille à son gré,‭ ‬et donc,‭ ‬ce n‭’‬est pas l‭’‬effet d‭’‬un choix ‭»‬.‭ ‬Bien plus qu‭’‬un constructivisme simpliste offert aux prédations d‭’‬un marché en quête d‭’‬individus déliés de toute attache,‭ ‬le genre défini par Butler est une compréhension nouvelle et complexe du réel,‭ ‬des corps et des individus qui mérite qu‭’‬on la lise avec bonne volonté,‭ ‬et en bonne intelligence.

Cyril Barde

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Ouvrages cités:

Austin, John L. ([1962] 1970), Quand dire c’est faire, traduit de l’anglais par Gilles Lane, Paris: Éditions du Seuil.
Butler, Judith ([1990] 2005), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, traduit de l’anglais par Cynthia Kraus, préface d’Eric Fassin, Paris: La Découverte/Poche.
Butler, Judith ([1993] 2009), Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann, Paris : Amsterdam.
Dorlin, Elsa (2008), Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe, Paris: PuF, Philosophies.

Genre, féminisme et homosexualité

Je suis une (toute récente) accro de Twitter. A plusieurs reprises, j’ai été amusée de constater que des comptes de sites gays et lesbiens, comme zelink, le dernier en date, s’étaient abonnés à mes twits (pour les profanes, cela veut dire que ces comptes peuvent suivre tout ce que je twitte, pensées profondes ou articles). Cela doit être dû au fait que je twitte relativement souvent des informations liées aux droits des personnes LGBT (lesbiennes – gays – bi – trans), et que je suis moi-même abonnée à des comptes de gens intéressés par ces questions. Mais je pense que c’est aussi dû à ma « bio », où je me décris comme féministe.

Ce n’est pas mon orientation sexuelle qui compte ici; ce qui m’intéresse, c’est surtout cette assimilation, fréquente, entre féminisme et lesbianisme. Il s’agit d’un des (nooombreux) clichés liés au féminisme: féministes = mal-baisées = lesbiennes (bah oui, sinon elles seraient hétéro, logique). Cette assimilation a un fondement historique sur lequel je ne m’attarderai pas. La question est par exemple abordée par Diane Lamoureux dans un article intitulé « Reno(r/m)mer « la » lesbienne ou quand les lesbiennes étaient féministes ». Le lesbianisme et le féminisme sont étroitement liés (sans mauvais jeu de mots) surtout dans ce qu’on appelle la « deuxième vague » féministe, où les questions liées au corps et à la sexualité se trouvent au coeur des réflexions et des débats. Certaines théoriciennes féministes célèbres réfléchissent sur la sexualité dans une optique lesbienne; c’est le cas notamment de Monique Wittig (La pensée straight). Ce lien a donné lieu à une plaisanterie attribuée à Ti-Grace Atkinson selon laquelle « le féminisme c’est la théorie, le lesbianisme c’est la pratique ».

Rappelons cependant une évidence: le féminisme n’est pas soluble dans le lesbianisme, et vice versa. Il ne suffit pas d’être une femme pour être féministe (loin s’en faut!), et il ne suffit pas non plus pour cela d’être lesbienne. Un article de Têtue en ligne interroge ainsi: « Lesbiennes et féministes: une identité qui ne va plus de soi? ». Ce « plus » est sûrement superflu, je ne suis pas sûre que cela ait jamais été le cas. Les arguments anti-féministes des lesbiennes interrogées sont strictement les mêmes que ceux de n’importe quelle femme ou n’importe quel homme hétéro: le féminisme serait « agressif » ou « extrémiste », un combat « dépassé », l’égalité serait déjà obtenue et il n’y aurait donc plus de raison de se battre aujourd’hui. Une lesbienne interrogée rappelle cependant: « En tant que lesbienne, il ne faut pas non plus oublier que le sexisme et la lesbophobie sont intrinsèquement liés ».

Les lesbiennes ne sont pas toutes féministes, les féministes ne sont pas toutes lesbiennes: nous voilà bien avancés, me direz-vous. Sauf que rappeler de telles évidences me semble nécessaire dès qu’on touche à la question du genre et du combat militant pour l’égalité entre les genres. Dans les discours anti-« théorie du genre » ou plutôt « théorie du Gender », le genre et l’homosexualité se trouvent assimilés rapidement et de manière apparemment déconcertante. Ainsi, dans l’article paru dans La Croix dont je parlais il y a quelques semaines, la défense des théories du genre passe par la condamnation d’un « usage idéologique » et politique de ces théories par certains « lobbies », entendez les lobbies féministes et homosexuels dont l’objectif final serait, comme dans certaines « écoles scandinaves », de « niveler totalement l’éducation des petits garçons et des petites filles afin qu’ils soient libres de choisir leur genre, masculin ou féminin »:

C’est là un usage idéologique des études du genre, dont on reconnaîtra la philosophie bien discutable, à la fois volontariste et individualiste, sans doute inspirée par la pensée Queer de Judith Butler.

Rappel important: queer est un adjectif désignant une personne homosexuelle. On trouve une assimilation similaire chez Christine Boutin, qui s’est voulue la figure de proue politique du mouvement s’opposant à l’enseignement du genre dans les lycées. Rappelons que Mme Boutin est la présidente du parti chrétien-démocrate français (oui oui ça existe) et candidate aux élections de 2012. Or voici un échantillon de ses affiches de campagne:

L’enseignement du genre est considéré comme une espèce de propagande homosexuelle déstabilisante pour les esprits fragiles des adolescents et visant à brouiller le repère essentiel de la différence des sexes. Or vous remarquerez l’assimilation entre genre (pardon, gender: c’est américain, c’est mal), homosexualité et féminisme, à travers le détournement de la citation de Simone de Beauvoir. L’affirmation, fondamentale pour le féminisme, de la non-essentialité des identités féminine et masculine conduirait tout droit à ce brouillage criminel qui se manifeste dans l’homosexualité ou, encore pire, à travers les personnes transgenres.

Je ne suis pas en train de dire que les théories féministes et les théories du genre n’ont rien à voir avec l’homosexualité. Au contraire, en affranchissant les individus des définitions de la masculinité et de la féminité en termes strictement biologiques et héréditaires, elles mettent en lumière la complexité des individus ainsi que la relativité de l’hétérosexualité, érigée en norme. Mais ces théories ne se réduisent pas à la question de l’homosexualité, et elles ne sont pas non plus la face émergée de l’iceberg monstrueux que serait l’homosexualité et son corollaire, l’aplanissement des différences.

Pour aller plus loin sur la question spécifique des rapports entre lesbianisme et féminisme:
Natacha Chetcuti et Claire Michard (dir.) Lesbianisme et féminisme. Histoires politiques. Paris, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan, 2003 (voir le compte-rendu sur le site erudit.org).
Line Chamberland, « La place des lesbiennes dans le mouvement des femmes » (article originellement publié en 2002).
Diane Lamoureux, « Reno(r/m)mer « la » lesbienne ou quand les lesbiennes étaient féministes » sur le site de la revue Genre sexualité et société (article paru dans le numéro du printemps 2009).
Monique Wittig, La pensée straight, Les guérillières.

La Croix et le genre

La Croix a publié le 24 octobre une tribune de Yann Raison du Cleuziou (maître de conférences en sciences politiques à Bordeaux IV et Sciences-Po) intitulée « Catholiques, n’ayez pas peur du genre! ».

Je ne m’étendrai pas sur les raisons de l’animosité de « certains catholiques », comme le dit l’auteur de cette tribune, envers les études de genre. Je n’ai pas forcément le recul ni les outils nécessaires pour analyser ces raisons; de plus, il y a quelqu’un qui le fait très bien. Il s’agit d’un jeune chercheur en histoire contemporaine, qui tient le blog « Penser le genre catholique », consacré aux questions concernant le genre « en contexte chrétien et plus spécifiquement catholique ». Je vous conseille notamment les sept (!) articles qu’il a consacrés à la querelle autour des nouveaux manuels de biologie de 1ère, qui présentent à la fois un résumé précis des faits et une analyse très pertinente et documentée.

La tribune parue dans La Croix a non seulement le mérite d’exister (une telle défense n’est pas exactement monnaie courante dans les milieux catholiques), mais aussi celui de tenter une mise au point sur le concept de genre. Son auteur exprime en effet sa « stupéfaction » devant les « confusions » qu’expriment les positions de ces fameux « certains catholiques » sur ce concept qui, comme il le rappelle, appartient au champ des sciences sociales. Sur son blog, Anthony Favier le présente ainsi:

On peut parler du genre de deux manières :
– comme un concept de sciences sociales cherchant à montrer les constructions sociales du féminin et du masculin ainsi que les attendus différenciés et hiérarchiques qu’entraînent le fait naître dans un sexe ou dans un autre,
– comme un champ de recherches qui s’est organisé de manière particulière aux Etats-Unis sous le nom de « gender studies ». Pour être juste, les gender studies c’est le nom que l’on donne à des unités de recherches ou laboratoires qui produisent des études autour de la construction sociale du féminin et du masculin.

Favier montre ensuite le décalage entre le sens précis de ce concept dans le domaine de la recherche universitaire et l’utilisation qui peut en être faite par « certains catholiques », puisqu’ils en parlent comme d’un « mot d’ordre philosophique qui soutiendrait qu’il faut occulter la nature dans l’identité humaine » et d’une « arme politique servant la subversion et faisant le jeu des « féministes » et des « homosexuels » ». Je vous renvoie à ce propos à mon article d’il y a trois semaines (« Le genre, une idéologie? »).

Pour en revenir à la tribune parue dans La Croix, elle me gêne essentiellement pour une raison: elle me paraît offrir une explication au rabais de ce qu’est le genre. L’auteur cite une définition sans en donner la référence, et cette définition est loin d’être satisfaisante:

Entendu comme « la signification culturelle que prend le sexe corporel », le « genre » est un concept forgé par les études féministes dans les années soixante pour comprendre la répartition des rôles entre homme et femmes dans la société: souvent faite au nom de la nature, elle relève tout autant de la culture d’une société à un moment donné de son histoire. Ce concept s’est révélé très fécond pour comprendre les multiples manières dont les sociétés ont interprété la différence sexuelle.

Quelques précisions d’abord: il me semble, mais des spécialistes me contrediront peut-être, que cette acception du terme gender en anglais est antérieure aux années soixante, largement fantasmées comme celles de l' »émergence » et de la montée en puissance du féminisme. L’Oxford English Dictionary cite ainsi une occurrence de ce concept dans un texte datant de 1945. Je signalerai aussi que si, effectivement, le terme gender a d’abord un sens grammatical en anglais, c’est aussi le cas en français pour genre.

La définition (sans auteur) citée dans ce passage me pose problème car elle minore largement la portée du concept de genre, comme le confirme d’ailleurs le reste de l’article. Cette définition entérine en effet une bipartition « hommes / femmes » qui serait en quelque sorte l’avatar culturel de la soi-disant bipartition « naturelle ». Or le genre ne se réduit pas à une « signification culturelle » du « sexe corporel ». Ce concept désigne des phénomènes sociaux historiques, politiques, économiques et psychologiques qui font de l’identité « femme » et de l’identité « homme » des ensembles complexes, des constructions. Elle désigne l’ensemble des significations (et non pas une seule) attachées à ces deux catégories et qui font qu’être une femme, ou être un homme, ne se réduit pas à une conformité avec une nature soi-disant féminine ou masculine.

Il s’agit effectivement d’une catégorie féconde « pour comprendre les multiples manières dont les sociétés ont interprété la différence sexuelle »; mais parler de « différence sexuelle », sans interroger cette notion, pose problème en soi. Les études de genre ont justement permis de montrer le caractère construit et réducteur de cette différence. L’auteur de la tribune répond à une critique très souvent soulevée contre le concept de genre; non, il ne vise pas à nier la « différence sexuelle »:

Aucune négation de la différence sexuelle en cela, seulement un constat: il existe deux sexes, bien identifiables physiquement, mais ensuite les cultures vont développer des discours sur ces sexes, c’est-à-dire des interprétations, des définitions des qualités des hommes et des femmes et des rôles qu’ils doivent occuper dans la société.

Voilà ce qui me gêne: M. Raison du Cleuziou prend dans les théories du genre ce qui l’arrange, ce qui lui paraît pouvoir être accepté en contexte catholique. Mais utiliser ainsi cette catégorie des sciences sociales, c’est nier son but premier: donner des clés pour comprendre la complexité et la diversité de l’humain et des identités, et interroger les catégories, les cases, et leur contenu traditionnel. L’article évoque certes l’existence des « transsexuels » (qu’il vaudrait mieux appeler « transgenres »), qui « peut surprendre », puisqu’ils sont l’illustration de la séparation possible entre ce qu’on peut appeler « sexe » et « genre »; « dresser ce constat », nous dit-on encore, « n’a rien de subversif, sauf à avoir peur du réel ». Mais cette reconnaissance (ô combien téméraire!) est aussitôt contredite par la suite de l’article, où l’on s’empresse d’admettre que

bien sûr, certains lobbys mobilisent le concept de genre pour dénoncer les modalités d’inculcation des identités sexuelles et tenter de les façonner.

L’auteur donne l’exemple de ces écoles scandinaves qui « tendent à niveler » l’éducation des filles et des garçons. Scandale! Remettre en cause la construction des identités de genre, mettre au jour les stéréotypes qui les fondent, ce serait tenter de façonner de nouvelles identités sexuelles, c’est-à-dire se substituer à Dieu. Pourquoi un tel émoi face à une éducation traitant de manière identique les filles et les garçons? On devine derrière cela, malgré les protestations de l’auteur de la tribune, la perpétuation non seulement d’une dichotomie, mais d’une inégalité qui serait fondée en nature. Cette éducation anti-sexiste constituerait « un usage idéologique (tiens tiens) des études du genre », à la « philosophie bien discutable, à la fois volontariste et individualiste, sans doute inspirée par la pensée Queer de Judith Butler ».

J’aimerais savoir comment M. Raison du Cleuziou en est venu à établir une telle frontière entre les études de genre acceptables et les autres. Pour rappel, l’adjectif queer désigne notamment une personne homosexuelle. La théorie Queer relève du champ sociologique et se fonde sur le concept de genre pour critiquer notamment l’idée d’une programmation génétique des identités et des orientations sexuelles et la norme de l’hétérosexualité perçue comme naturelle et innée (oui, je paraphrase Wikipédia). Il ne s’agit pas de la « théorie de Judith Butler », mais d’un courant des Gender studies nourri notamment des idées… de Michel Foucault et Jacques Derrida, deux intellectuels français qu’on ne saurait accuser d’être de vilaines féministes américaines.

La fin de l’article vise à montrer que le genre est bien catho-compatible: la preuve, St Thomas disait tout pareil (que Judith Butler?). Surtout, l’auteur évite soigneusement le problème de l’attitude de Rome à l’égard du genre, résumée ainsi sur Penser le genre catholique:

On peut faire l’hypothèse que depuis les années quatre-vingt s’impose dans le milieu catholique romain le sentiment répandu qu’il existe un complot idéologique cherchant à s’opposer à la famille traditionnelle et dont « l’idéologie du genre » serait le principal acteur.

La page du blog consacrée à la mobilisation de l’Eglise catholique contre le genre rappelle que dès 1995, la papauté condamnait « les interprétations douteuses fondées sur des vues répandues dans le monde selon lesquelles l’identité sexuelle peut être adaptée indéfiniment à des fins nouvelles et différentes ». Le fait est que la parole catholique dominante est une parole de protestation, voire de condamnation, qui se fonde sur des définitions hasardeuses, voire grossièrement fausses de ce que sont les études de genre. Cette tribune, en essayant d' »acclimater » le genre en contexte catholique, fait certes entendre une voix discordante, mais perpétue aussi en partie un discours de peur et de rejet, malgré l’exclamation du titre.