Ce billet se fonde sur ma propre expérience du militantisme et sur les conversations que j’ai pu avoir avec des militantes féministes. Il ne prétend évidemment pas s’appliquer à tout le monde.
Je ne suis pas militante depuis si longtemps: j’ai commencé en 2011, portée par un sentiment d’injustice qui s’était mis à déborder. Vous qui lisez ce blog et qui vous intéressez aux causes de justice sociale, il y a de grandes chances que vous reconnaissiez ce sentiment de rage et d’impuissance, cette envie de faire quelque chose malgré tout, parce qu’il arrive un moment où on ne peut plus ne pas.
Ça peut se traduire de bien des manières: se mettre à lire des blogs militants, par exemple; suivre compulsivement tous les comptes militants qu’on voit passer sur Twitter; se rendre à sa première manif, à sa première réunion d’assoc’, son premier cours de self-défense féministe. Ce n’est pas assez et on s’en veut parce qu’on n’a pas (encore) changé le monde. On n’a pas sauté le pas et on s’en veut aussi, on se dit: la prochaine manif, promis. Et puis parfois on saute dans le militantisme à pieds joints et pourtant on continue de s’en vouloir, allez savoir pourquoi.
Je considère l’activité militante comme un travail. Pas un travail au sens capitaliste du terme, évidemment, mais un travail quand même, qui peut prendre tout un tas de formes. Je le considère, entre autres, comme un travail des sentiments. Une fois qu’on a décidé d’agir à partir d’un sentiment d’injustice, celui-ci ne disparaît pas pour autant, il mue. Dans mon cas, il s’est par exemple étendu à des causes auxquelles j’étais peu ou pas sensibilisée auparavant.
Il y a les belles émotions, évidemment (heureusement!). Il y a par exemple ce moment, dans les manifs, où on réalise que oui, on est en colère mais ensemble, que, sûrement, tout devrait bien se passer. Il y a les discussions jusqu’au bout de la nuit, où l’expression « refaire le monde » prend tout son sens. Et puis il y a ce moment, le meilleur de tous, où ton père te dit qu’il est devenu féministe grâce à toi.
Très honnêtement, j’ai connu bien plus d’émotions militantes difficiles qu’agréables. J’ai voulu jeter l’éponge à peu près un milliard de fois, et puis tout à coup, paf, coui d’émotion dans le plexus et c’est reparti comme en 14. On a tou.tes nos manières de gérer, ou de ne pas gérer ça du tout, mais on en parle peu. Avouer sa fatigue, son usure, c’est presque s’avouer vaincu.e, ce n’est pas quelque chose qui se dit. Sauf entre soi, si l’on est sûr.e que l’autre a déjà ressenti ça et ne va pas nous juger.
Que devient la rage des débuts? Je ne me lasserai jamais de citer ce passage de Christine Delphy:
Il n’est pas facile, contrairement à ce que l’on croit, d’être et surtout de rester en colère. C’est un état douloureux : car rester en colère, c’est nous souvenir sans cesse de ce que nous voulons, de ce que nous devons oublier au moins par moments pour pouvoir survivre : que nous sommes, nous aussi, des humiliées et des offensées. (« Le patriarcat, le féminisme et leurs intellectuelles »)
Être en colère. Cette colère-là est essentielle pour le travail militant et pourtant elle n’est pas tenable, elle nous ronge, elle nous rend malades, parfois littéralement. Parfois, au lieu de servir de catalyseur, elle nous empêche de (bien) faire.
Rester en colère. Combien de fois ai-je vu avec une certaine surprise des personnes s’indigner de quelque chose qui continue de me choquer, mais de manière atténuée, comme l’écho d’une phrase mille fois entendue. J’ai peur parfois que mon degré conscientisation féministe ne nuise à ma colère, or sans la colère, où trouver la force? Et s’il n’y a pas de colère, pourquoi continuer? La connaissance intellectuelle, raisonnée de l’injustice, ce n’est pas la même chose que l’émotion qui te prend aux tripes, l’envie de tout casser. Et puis parfois, une chose vue, entendue mille fois vient réveiller la colère et te rappeler qu’elle était toujours là, mise en sourdine pour rester vivable, mais bien présente.